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1 juin 2018

Léa Lemay-Langlois

Conseillère juridique volontaire

 

Le 27 septembre 1981, Emma Guadalupe Molina Theissen, militante de la Jeunesse patriotique du travail (JPT Juventud Patriotica del Trabajo) est interceptée par des soldats qui, ayant trouvé sur elle des documents permettant d’identifier son allégeance politique, la conduisent de force à la base militaire de Quetzaltenango.

 

Pendant neuf jours, Emma endure l’ « interrogatoire » des services de renseignement militaire, un euphémisme pour d’inimaginables tortures et violences sexuelles infligées par les soldats qui la détiennent illégalement sur la base militaire. Elle réussit héroïquement à s’échapper et s’exile au Mexique, puis au Costa Rica où elle réside aujourd’hui.

 

 

Marco Antonio Molina Theissen

 

Le 6 octobre 1981, les soldats des services de renseignement militaire se vengent. Ils s’introduisent de force dans la résidence familiale des Molina Theissen, la fouillent illégalement à la recherche d’information sur Emma et sur la JPT, et emportent son frère de 14 ans, Marco Antonio Molina Theissen.

 

Marco Antonio n’est jamais réapparu, probablement mort au terme de souffrances semblables à celles endurées par Emma.

 

« Je leur retourne la honte, je leur laisse la haine »

 

37 ans plus tard, après une lutte infatigable de la famille Molina Theissen, le verdict tombe contre Manuel Benedicto Lucas García, ex Chef de l’État-Major des forces armées, Manuel Antonio Callejas y Callejas, ex Directeur d’intelligence, Francisco Luis Gordillo Martínez, ex Commandant de la base militaire de Quetzaltenango et Hugo Ramiro Zaldaña Rojas, ex officier d’intelligence.

 

Déclarés coupables de crimes contre les devoirs de l’humanité, disparition forcée et violence sexuelle avec facteurs aggravants, les hauts militaires à la retraite devront faire face à 58 ans de prison (33 ans pour Gordillo, qui n’était pas accusé de disparition forcée).

 

 

De gauche à droite: Zaldaña, Gordillo, Callejas et Letona attendent le verdict. Lucas, absent sur la photo, participait par vidéoconférence à partir de l’hôpital.

 

« Je veux dire aux accusés que je leur retourne la honte, que je leur retourne la terreur. Je ne peux pas me défaire de la douleur et je ne pourrai jamais me défaire du dégoût, mais je leur laisse leur haine parce qu’ils ont eu besoin de beaucoup de haine pour faire ce qu’ils ont fait. Nous méritons justice, je mérite justice et je veux que les accusés gardent tout le reste et j’espère qu’ils auront au moins un peu d’honneur et nous dirons où est Marco Antonio », a lancé Emma aux accusés dans une déclaration émouvante prononcée devant le tribunal de haut risque C avant qu’il rende son verdict.

 

Molina Theissen est un dossier emblématique permettant de comprendre la machine répressive mise en œuvre durant le conflit armé, dont les services de renseignement militaire étaient la pierre angulaire. La preuve présentée au procès a démontré comment tout l’appareil étatique était organisé autour de la doctrine de sécurité nationale pour éliminer l’ennemi interne, qui incluait tout dissident politique comme Emma. Au cœur de ce système, la disparition forcée était l’une des pratiques privilégiées pour obtenir l’information, désarticuler les mouvements politiques d’opposition et instaurer la terreur au sein de la population.

 

Il s’agit du premier jugement contre des hauts militaires pour la disparition forcée d’un mineur, dont le nombre de disparus dans le contexte du conflit armé interne est estimé à 5000.

 

 L’importance de créer un effet d’entraînement

 

La sentence prononcée à 4:30 du matin le 23 mai dernier, après plus de 13 heures d’attente, s’ajoute à d’autres jugements emblématiques notamment dans les dossiers Sepur Zarco, Las Dos Erres, Plan de Sanchez, Myrna Mack et Génocide, qui, comme l’a indiqué Pablo Xitumul de Paz, juge président du tribunal, ont lancé un message clair contre l’impunité pour les crimes graves commis durant le conflit armé.

 

Dans un jugement appuyé sur une preuve solide, le tribunal fait référence à de nombreux instruments internationaux en matière de droit international humanitaire, pénal et des droits humains. Il a notamment donné une valeur probante aux témoignages des victimes en tant que tels, conformément aux standards internationaux portant sur les droits des victimes de violences sexuelles.

 

Au terme de l’audience sur les réparations ayant eu lieu le 28 mai, le tribunal a ordonné plusieurs mesures s’inscrivant dans l’obligation internationale de l’État guatémaltèque de fournir une réparation intégrale pour les violations graves aux droits humains dont il est responsable. La famille Molina Theissen n’ayant pas demandé de compensation économique, les mesures ordonnées constituent des formes de réparation symboliques et des garanties de non répétition.

 

À titre d’exemple, le 6 octobre deviendra la journée nationale de la jeunesse disparue. Le gouvernement devra mettre en place un plan national de recherche des personnes disparues ainsi qu’un registre des personnes disparues. Des textes faisant référence au dossier Molina Theissen seront inclus dans les programmes d’enseignement. Des bourses éducatives seront créées au nom de Marco Antonio, ainsi qu’une bourse au nom d’Emma pour la meilleure thèse portant sur les violences sexuelles.

 

Le Tribunal n’a cependant pas accepté d’ordonner la décharge militaire déshonorante des accusés, ni de leur ordonner le paiement à l’État du montant que celui-ci a dû débourser aux termes des réparations ordonnées par la Cour interaméricaine des droits de l’Homme (CIDH) dans le dossier Molina Theissen.

 

Le jugement est important non seulement pour la lutte contre l’impunité pour les crimes commis durant le conflit armé et pour l’éclaircissement de la vérité historique, mais également pour son impact sur d’autres dossiers en cours. La compréhension de la structure et de l’importance de l’intelligence militaire marquera certainement le dossier génocide, dans le cadre duquel seul le directeur d’intelligence est dorénavant accusé depuis le décès de Rios Montt.

 

Le fonctionnement de la disparition forcée est également pertinent pour le dossier Diario Militar, qui est à l’étape de l’enquête tel qu’ordonné par la Cour interaméricaine des droits de l’Homme. L’acquittement du sous-commandant de la base militaire de Quetzaltenango, pour qui le tribunal a considéré qu’il ne faisait pas partie ni des supérieurs hiérarchiques, ni de la structure de l’intelligence militaire, permettra aux parties d’ajuster leur stratégie dans le dossier CREOMPAZ, dans lequel des sous-commandants de base militaire sont accusés.

 

La lutte continue

 

Le long chemin parcouru par la famille Molina Theissen à la recherche de la justice a été marqué de nombreux obstacles, mais aussi d’importantes victoires, dont une décision de la CIDH reconnaissant la responsabilité internationale de l’État guatémaltèque et lui ordonnant de poursuivre la recherche des restes de Marco Antonio ainsi que l’identification et la poursuite des responsables de sa disparition forcée.

 

 

La famille Molina Theissen lors de l’audience du 22 et 23 mai 2018. © Prensa Libre/Paulo Raquec

 

Plusieurs organisations ont appuyé la famille Molina Theissen dans leurs démarches. Des coopérantes d’ASFC auprès de l’organisation Centro para la Acción Legal en Derechos Humanos (CALDH), dont les avocats ont assumé la représentation légale de la mère d’Emma et de Marco Antonio, ont notamment participé à la systématisation de la preuve et à la construction de la stratégie juridique en vue du procès.

 

Le dossier Molina Theissen peut donc être considéré comme emblématique pour plusieurs raisons. Au final, toutefois, c’est la force, la bravoure et la résilience de la famille Molina Theissen, en particulier Emma, qui marquera la population guatémaltèque et poussera d’autres survivant(e)s à continuer leur lutte pour la justice et la reconnaissance de la vérité.

 

Sur l’auteure 

 

Léa Lemay-Langlois est conseillère juridique volontaire au sein du projet Protection des droits des enfants, femmes et autres collectivités vulnérables. Ce projet est mené en consortium avec le Bureau international des droits des enfants (IBCR). Le projet est réalisé avec l’appui du gouvernement du Canada accordé par l’entremise d’Affaires mondiales Canada.