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28 octobre 2022

Myriam Pigeon

Conseillère juridique volontaire

 

Au Honduras, plus de 15 000 enfants vivent dans la rue. Cette problématique sociale alarmante s’inscrit dans un contexte plus large de pauvreté extrême chez les enfants. En 2017, le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF) estimait que plus de 77% des enfants honduriens vivaient sous le seuil de la pauvreté.

 

La communauté internationale, à travers notamment du Comité des droits de l’enfant et de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, a depuis longtemps déploré l’exploitation régulière de ces enfants dans le cadre de prostitution et par les gangs criminels et a signalé de nombreuses violations à leurs droits fondamentaux tels que le droit à la santé, à la nourriture, à un logement convenable et à l’accès à l’éducation.

 

Afin de répondre à ses obligations internationales en matière d’enfance, le gouvernement hondurien a créé en 2014 le DINAF, une institution chargée d’assurer la protection des enfants, puis a également mis en place en 2019 le Système global de garantie des droits des enfants et de l’adolescence au Honduras (SIGADENAH). Or, ces institutions n’ont pas su améliorer la situation des enfants vivant dans la rue. Au contraire, plutôt que de réellement prendre en charge cette responsabilité, elles ont délégué l’attention de ces enfants aux organisations non gouvernementales et aux églises.

 

Cette situation, alors déjà précaire, s’est aggravée avec l’arrivée de la pandémie. Le 10 février 2020, le gouvernement a décrété l’état d’urgence sans accorder une attention particulière aux enfants vivant dans la rue en dépit de leur situation de vulnérabilité. Le DINAF a finalement établi des protocoles spécifiques pour leur prise en charge. Or, ces protocoles n’étaient pas du tout adaptés aux besoins des enfants vivant dans la rue. Plutôt que d’assurer leur sécurité, ces protocoles ont facilité certains abus en prévoyant notamment une collaboration directe avec la police nationale, institution qui ne bénéficie ni des formations ni des connaissances nécessaires pour travailler avec ces populations vulnérables. La situation de vulnérabilité des enfants vivant dans la rue s’est alors accentuée, les exposant ainsi à davantage violations de leurs droits fondamentaux.

 

Le recours judiciaire

 

C’est donc dans ce contexte qu’en mars 2020 notre partenaire, le Bufete de Estudios para la Dignidad (BED), ainsi que la Coordinadora de instituciones privadas pro las niñas, niños, adolescentes, jóvenes y sus derechos (COIPRODEN), la Casa Alianza, le FUNDAMBIENTE et le Movimiento Amplio por la Dignidad y la Justicia (MADJ) ont déposé un recours en inconstitutionnalité (« recurso de amparo ») en faveur d’environ 15 000 enfants vivant dans la rue. Ce type de recours est une procédure judiciaire permettant à toute personne de revendiquer la garantie et pleine jouissance des droits fondamentaux garantis par la Constitution et par les conventions internationales relatives aux droits humains.

 

Dans le présent cas, le consortium a demandé à l’État d’assumer son obligation de garantir le droit à la dignité humaine, à la vie, à la santé et à l’intégrité personnelle des enfants vivant dans la rue. Étant un groupe historiquement invisibilisé, la violation des droits fondamentaux des enfants vivant dans la rue a été exacerbée en raison du contexte sanitaire. Le Honduras, par l’intermédiaire de la présidence de la République, le DINAF et le SIGADENAH, n’a pas pris les mesures nécessaires pour protéger ces enfants de la pandémie COVID-19.

 

Après plus de deux ans, la chambre constitutionnelle de la Cour suprême du Honduras a accordé en partie l’amparo présenté en confirmant l’obligation pour l’État hondurien de traiter efficacement la situation dans laquelle se trouvent les enfants vivant dans la rue et de se conformer à ses engagements en matière de défense et protection intégrale des enfants. Or, cette décision n’établissait pas expressément les violations aux droits fondamentaux ni les mesures que devait prendre l’État pour remédier à la situation. Par conséquent, l’équipe juridique a déposé une requête de clarification (« recurso en aclaración ») afin que le Tribunal précise les actions précises que doit adopter l’État pour respecter ses obligations en la matière.

 

Le 31 mars dernier, la Cour suprême a finalement établi la violation des droits à la santé et à l’intégrité personnelle des enfants vivant dans la rue due aux omissions du gouvernement, et a indiqué sept mesures que l’État doit mettre en place pour remédier à la situation. D’abord, l’État doit procéder à l’identification complète des enfants et personnes adolescentes vivant dans la rue (1), puis doit présenter un rapport fiable avec les données de cette étude (2). L’État doit aussi leur offrir des foyers (3) et améliorer les foyers déjà existants afin d’assurer une attention digne et intégrale (4). De plus, la Cour suprême a exigé la mise en place de mesures pour la prévention de la propagation du COVID-19 telles que la mise à disposition de tests rapides et d’équipements de biosécurité (5). Elle a aussi sollicité la constitution d’une équipe multidisciplinaire regroupant les institutions de l’État et les organisations de la société civile afin d’établir une politique publique spécifique visant à garantir les droits des enfants vivant dans la rue de manière permanente et efficace (6). Finalement, l’État est également désormais dans l’obligation d’allouer un budget suffisant pour la mise en œuvre de ces actions (7).

 

Pourquoi cette décision est-elle si importante au Honduras?

 

Cette décision est un triomphe pour deux raisons principales.

 

D’abord, ce recours d’amparo est un cas de succès en matière de litige stratégique. Étant au cœur du travail d’ASFC, le litige stratégique vise à utiliser le droit comme outil de changement social. Dans le présent cas, il existait une situation d’ignorance et de discrimination envers une population vulnérable de la société. En instrumentalisant le droit, nos partenaires locaux ont pu recentrer cette problématique au cœur du débat public et exiger la garantie des droits fondamentaux des enfants vivant dans la rue.

 

Il importe également de souligner la valeur de la collaboration multidisciplinaire dans ce recours d’amparo. La multidisciplinarité, une composante clé du litige stratégique, encourage la réflexion et l’analyse critique et permet d’aborder la problématique de façon intégrale. Dans le présent cas, l’équipe de la société civile impliqué dans le processus a su apporter différentes perspectives selon le champ d’expertise de chaque personne (juridique, social, culturel), ce qui a accordé au cas un poids considérable.

 

Ensuite, la décision qu’a rendue la Cour suprême du Honduras représente également une avancée jurisprudentielle substantielle. Effectivement, en se conformant aux standards internationaux en matière de droits humains, cette décision consolide l’ordre juridique interne à différents niveaux.

 

D’une part, dans ce recours d’amparo, la Cour Suprême reconnaît expressément la responsabilité de l’État en cas d’omissions. Le droit international rattache la responsabilité des États tant à leurs actions que leurs omissions qui conduisent à des violations de droits humains. Or, les États ont traditionnellement été réticents à reconnaître leur responsabilité en matière d’omissions. Cette décision est donc fondamentale dans l’application de ce principe international à l’interne.

 

D’autre part, la décision de la Cour suprême représente également une avancée en matière de justiciabilité des droits sociaux, économiques et culturels (DESC). Les DESC ont longtemps été absents des politiques publiques. Les États leur ont historiquement attribué moins de valeur qu’aux droits civils et politiques. Pourtant, le droit international, en se basant sur les principes d’indivisibilité et d’interdépendance des droits humains, classe tous les droits humains au même rang. Cette décision est donc remarquable puisque, dans les actions imposées au gouvernement, elle se réfère indirectement aux obligations propres aux DESC telles que l’évaluation de la situation des DESC, la formulation de stratégies et plans visant à répondre à ces besoins ainsi que l’adoption de lois et l’allocation de fonds nécessaires pour soutenir les DESC.

 

Bien que cette décision représente un grand pas vers une meilleure protection des enfants vivant dans la rue, il est tout de même primordial de continuer à soutenir ces enfants et veiller à la véritable mise en œuvre de l’amparo.