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6 décembre 2018

Léa Lemay-Langlois

Conseillère juridique volontaire

 

Le 21 novembre dernier, un tribunal guatémaltèque a émis une sentence partiellement condamnatoire dans le dossier « Masacre de Las Dos Erres » pour « délits contre les devoirs de l’humanité »1 et assassinats2. Les faits de ce dossier, qu’Avocats sans frontières Canada appuie depuis plusieurs années, remontent au conflit armé interne qui a sévi au Guatemala pendant 30 ans.

 

Le 7 décembre 1982, aux petites heures du matin, les forces spéciales « kaibiles » de l’armée guatémaltèque ont fait irruption dans le village Las Dos Erres, une communauté rurale prospère située dans la région du Petén au nord du pays. L’opération militaire, planifiée par les plus hautes autorités sous le prétexte de récupérer des armes volées par des forces rebelles, a donné lieu à l’élimination complète du village. Les soldats ont brusquement sorti les habitants endormis de leurs maisons, puis ils ont enfermé les hommes dans l’école et les femmes ainsi que les enfants dans l’église. Sans avoir trouvé les armes recherchées, les soldats ont commencé le massacre. Les corps assassinés de plus de 200 hommes, femmes, enfants et personnes âgées ont été tirés dans un puits. Aujourd’hui, le village Las Dos Erres n’existe plus.

 

Deux enfants survivants, Oscar Alfredo Ramírez et Ramiro Osorio Cristales, ont été enlevés et placés dans les familles de deux soldats « kaibiles ». Santos López Alonzo a pris en charge Ramiro Osorio Cristales, âgé de 5 ans à l’époque, l’enregistrant sous son nom auprès du registre civil comme étant son fils. Santos López Alonzo a élevé Ramiro à coups de traitements cruels, dégradants et humiliants.

 

Le chemin vers la justice

 

Après sa déportation des États-Unis au mois d’août 2016, Santos López Alonzo allait enfin affronter la justice guatémaltèque plus de 30 ans après les faits. Le 10 avril 2017, au terme de l’étape intermédiaire (semblable à l’enquête préliminaire), l’ouverture du procès a été ordonnée pour assassinats, délits contre les devoirs de l’humanité, ainsi que suppression et altération de l’état civil.3

 

Le procès, qui devait débuter le 20 août 2018, a été reprogrammé quelques jours avant la première journée d’audience en raison d’une excuse présentée par l’une des juges du tribunal ainsi qu’en raison de l’agenda saturé de celui-ci. La nouvelle date annoncée fut le 17 mai 2021, soit près de trois ans plus tard.

 

Préoccupées par la violation du droit d’accès à la justice pour les victimes, ainsi que par le droit de l’accusé, qui se trouve en détention provisoire depuis son arrivée au Guatemala en 2016, à être jugé dans un délai raisonnable, la « querellante adhesiva »4 FAMDEGUA et la défense ont remis en question la reprogrammation du procès.

 

À ce titre, les délais d’accès à la justice dans le dossier « Masacre de las Dos Erres » ont déjà entrainé la responsabilité internationale du Guatemala. Le 24 novembre 2009, la Cour interaméricaine de droits de l’Homme a conclu à la violation des articles 8 et 25 de la Convention américaine des droits de l’Homme, ordonnant à l’État de mener une enquête sérieuse sans délai en vue de traduire en justice et de condamner, le cas échéant, tous les responsables des faits.

 

Le procès

 

Le tribunal a fait droit aux arguments des parties et le procès a finalement débuté le 1er octobre 2018. Le tribunal a entendu les témoignages de survivants et d’experts, notamment en anthropologie médico-légale, en génétique, en doctrine militaire, en histoire et en psychologie sociale. La déclaration de Ramiro, qui a raconté les horreurs qu’il a vécues aux mains de l’accusé tout au long de son enfance, a été l’un des faits saillants du procès qui a fortement marqué l’audience. Le tribunal a également examiné la preuve documentaire, dont les documents déclassifiés des États-Unis, ainsi que la preuve matérielle incluant des restes osseux et des fragments balistiques.

 

 

Ramiro Osorio Cristales. ©VerdadyJusticiaG.

 

Au terme du procès, le tribunal a déclaré Santos López Alonzo coupable de délits contre les devoirs de l’humanité commis contre au moins 200 personnes ainsi que Ramiro lors du massacre de Las Dos Erres, lui imposant la peine maximale de 30 ans de prison. Il l’a également reconnu coupable d’avoir assassiné 171 personnes qui ont pu être identifiées durant le procès et lui a imposé la peine maximale de 30 ans de prison par personne décédée, pour un total de 5130 ans de prison pour ce délit, soit 5160 ans de prison au total.

 

Quant au délit de suppression et altération de l’état civil, le tribunal a déterminé que celui-ci était prescrit. Il a refusé d’admettre l’argumentation du ministère public (équivalent du Directeur des poursuites criminelles et pénales) et de la partie civile selon lequel il s’agit d’un crime continu, car les effets de l’inscription fausse au registre civil perdurent aujourd’hui comme conséquence directe de l’action et l’inaction de l’accusé. Selon le tribunal, la prescription a commencé à courir le jour de l’inscription.

 

Concernant les délits contre les devoirs de l’humanité commis contre Ramiro pour son enlèvement et pour les traitements cruels, dégradants et humiliants infligés tout au long de son enfance, le tribunal a considéré qu’il n’avait pas été démontré que l’accusé agissait à titre d’acteur étatique et qu’une relation de co-responsabilité ne pouvait donc être établie avec l’État. S’agissant de crimes internationaux, l’article 378 du Code pénal guatémaltèque exige que l’auteur soit membre d’un groupe armé, en l’espèce les forces armées étatiques. Selon le tribunal, les faits décrits par Ramiro pourraient constituer des crimes de droit commun, mais la preuve ne permet pas de conclure qu’ils ont été commis par l’accusé en sa qualité de membre des forces armées ou encore avec l’autorisation ou l’acquiescement de celles-ci. Par conséquent, le tribunal a décidé d’acquitter l’accusé quant à ce délit contre Ramiro.

 

Ce faisant, le tribunal a fait abstraction du contexte dans lequel se sont inscrites les actions commises contre Ramiro. Il n’a pas retenu l’interprétation suggérée par la querellante adhesiva quant à l’importance de tenir compte de la pratique mise en œuvre par les forces armées consistant en la soustraction d’enfants de leur communauté et leur adoption forcée par les familles de soldats. Dans le cas de Ramiro, la preuve au dossier laissait voir que les forces armées avaient connaissance de la situation et ont collaboré à la maintenir sous silence. De plus, Ramiro a témoigné à propos du traitement différencié qu’il a reçu par rapport aux enfants de l’accusé, démontrant la volonté de celui-ci d’annuler la personnalité caractérisant la torture et permise par la doctrine militaire qui visait à éliminer la graine de l’ennemi interne.

 

 

Ramiro Osorio Cristales, enfant. ©CCIJ

 

Au final, bien que la sentence soit condamnatoire, la spécificité de l’expérience vécue par Ramiro n’est pas reflétée par les délits pour lesquels l’accusé a été reconnu coupable.

 

Les mesures de réparation

 

Le 23 novembre 2018, l’audience de « réparation digne » s’est tenue conformément au processus pénal guatémaltèque. Lors de cette audience, la querellante adhesiva a formulé une série de mesures de réparation intégrale. La principale demande des familles et des survivants concerne la restitution de la terre qu’ils ont été obligés d’abandonner à la suite du massacre. Ils ont également demandé que l’accès au site principal de ce qui était autrefois le village Las Dos Erres leur soit garanti afin de pouvoir s’y recueillir en mémoire des défunts. Le site appartient aujourd’hui à un grand propriétaire foncier narcotrafiquant, ce qui rend difficile son accès. Le tribunal a toutefois rejeté cette demande.

 

En effet, le principal obstacle aux demandes formulées consiste en l’absence du Procureur général de la Nation à l’audience, dont l’intervention forcée requise par la partie civile a été rejetée par le tribunal. La Constitution guatémaltèque prévoit que l’État est solidairement responsable des dommages causés par les actes criminels commis par des fonctionnaires publics ou employés de l’État dans le cadre de leurs fonctions. Toutefois, la loi guatémaltèque est ambigüe quant au moment procédural opportun pour solliciter l’intervention de l’État. Dans la pratique, certains tribunaux requièrent son intervention au moment de l’étape intermédiaire, alors que d’autres tribunaux estiment que l’intervention est requise uniquement lors de l’étape de la réparation digne. L’absence de critère clair a pour effet de nier le droit des victimes à une réparation pleine et entière, ce qui est l’objet même de l’audience de réparation digne.

 

Le tribunal a néanmoins accepté certaines demandes de caractère symbolique. Il a notamment accepté que les faits ainsi que la partie résolutive de la sentence soient publiés sur le site internet du journal officiel ainsi que dans son entièreté sur le site internet de l’organisme judiciaire. Le 7 décembre sera déclarée journée nationale des victimes du massacre de Las Dos Erres et la municipalité devra organiser un acte commémoratif. Quant aux dommages moraux, le tribunal a ordonné aux facultés de psychologie des différentes universités qu’elles offrent un soutien psychologique spécialisé aux victimes pour une durée d’un an pouvant être prolongée suivant les besoins.

 

 

Aura Elena Farfan, représentante légale de FAMDEGUA, accompagnée de ses avocats du Bufete Jurídico de Derechos Humanos. ©VerdadyJusticiaG

 

Malgré ses défauts, cette nouvelle décision dans le dossier « Masacre de Las Dos Erres » est un pas de plus vers la justice pour les horreurs commises dans le cadre du conflit armé guatémaltèque. Une fois de plus, le courage et la résilience des victimes a permis que ces crimes ne restent pas impunis.

 

Sur l’auteure

 

Léa Lemay-Langlois est conseillère juridique volontaire au Guatemala au sein du projet Protection des droits des enfants, femmes et autres collectivités vulnérables (PRODEF). Ce projet est mené par Avocats sans frontières Canada, en consortium avec le Bureau international des droits des enfants.

 

Références 

 

1 – « Delitos contra los deberes de la humanidad », un délit prévu à l’article 378 du Code pénal guatémaltèque qui intègre les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité en droit international.

2 – Article 132 du Code pénal guatémaltèque.

3 – Article 240 du Code pénal guatémaltèque.

4 – Plaignante associée. Voir https://www.asfcanada.ca/actions/blogue/le-role-actif-des-victimes-dans-la-procedure-penale-guatemalteque/

5 – Article 124 du Code de procédure pénale, modifié par la réforme introduite par le Decreto 7-2011.

6 – Constitución Política de la República de Guatemala, art. 155.