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6 août 2020

María José Chanut

Coopérante volontaire en suivi et évaluation

 

On est lundi. Au programme, réunion d’équipe de début de semaine. Le café à portée de main, je farfouille dans mes affaires pour retrouver mes notes de la semaine dernière tandis que le reste de l’équipe se connecte. Une fois encore, ce sera réunion virtuelle pour l’équipe d’ASFC au Honduras. Les têtes apparaissent une à une sur l’écran de mon ordinateur, affichant de grands sourires, contents de nous voir même virtuellement et de pouvoir échanger un peu. Nos réunions d’équipe démarrent par un tour de «météo», où chacune partage un peu sur son état d’esprit, son degré d’énergie, ce qui nous permet de prendre mieux soin les uns des autres et de prendre la température du groupe pour affronter une nouvelle semaine. Après quatre mois de confinement, la météo est devenue plus que jamais nécessaire. À tour de rôle donc, entre aventures ou mésaventures du week-end et anecdotes du confinement, nous prenons quelques minutes pour échanger : «Ça y est, je me suis mise à la broderie!», «J’ai fait des rosquillas (1) maison!», «Ah super je vais te donner mon adresse pour que tu m’en envoies!». Le tour de parole se poursuit, quand tout à coup, une des nôtres éclate en sanglots. Sa sœur et son beau-frère sont à l’hôpital, dans un état grave. Ils ont été touchés par le COVID-19 et plusieurs membres de la famille qui vivent avec elle auraient peut-être été touchés aussi. «J’ai peur. J’ai très peur.» La réalité nous rattrape. En quatre mois de confinement, peu de progrès ont été enregistrés et la pandémie continue de gagner du terrain, de plus en plus. Petit à petit, tandis que l’Europe poursuit son déconfinement et cherche à profiter de l’été, ici, le virus commence à toucher nos proches. De menace lointaine et abstraite, il s’invite dans notre entourage et dans nos maisons, et la peur grandit. La distance imposée devient alors insoutenable. Alors qu’en temps normal, nous aurions probablement pu prendre notre collègue dans nos bras, organiser un déjeuner festif pour la distraire, multiplier les petites attentions tout au long de la journée, cette insupportable distance imposée par la pandémie nous laisse comme idiots devant nos écrans, cherchant des mots de réconfort dans une réalité qui nous dépasse.

 

 

 

La survie

 

11h. Fin de la réunion, aujourd’hui c’est mon jour de sortie. Depuis le 15 mars, l’état d’urgence est déclaré dans le pays. Nous ne pouvons sortir que tous les 15 jours, selon notre numéro d’identité, et seuls les supermarchés, pharmacies et banques sont autorisés à ouvrir. Avec le temps, l’État a été forcé d’accepter que les restaurants puissent aussi faire des livraisons à domicile : beaucoup de personnes dépendent de ces emplois pour vivre. Dans les faits, beaucoup de commerces restent ouverts, en cachette, et effectuent des livraisons à domicile. Qui pourrait leur en vouloir? Sans aucune aide convenable de l’État, chacun et chacune se voit obligé de trouver des moyens de survivre en échappant à la surveillance des autorités. Baskets, masque, gel hydroalcoolique, bouteille d’eau pour les longues files d’attentes dans la chaleur de juillet, je sors de chez moi avec ce drôle de mélange d’appréhension et d’excitation que nous laisse la pandémie. Le dehors est devenu synonyme de danger, en même temps qu’il reste une sorte d’Éden perdu que nous voudrions reconquérir au plus vite. Les «Autres» aussi, sont devenus synonymes de danger. Dans les allées des supermarchés, on s’évite, on se foudroie du regard quand quelqu’un nous approche de trop près, bref nos pairs sont devenus de potentiels porteurs de virus. De retour chez-moi, mes sacs de légumes à la main, je salue le gardien à l’entrée de la rue, assis devant sa loge. En réalité, une simple cabane de bois dans lequel entre à peine un tabouret et une petite table de bois. Habituellement, c’est Jorge que je croise, mais celui-ci, avec un diabète très avancé, est malade. Impossible pour lui de payer les frais d’hôpital, il y a quelques semaines on a failli l’amputer d’un pied. Il se soigne donc chez lui, comme il peut. C’est David qui le remplace. Je reste à l’ombre des arbres et discute avec le nouveau venu. D’habitude, il travaille au Ministerio Publico (2), mais celui-ci est fermé, et cela fait quatre mois qu’il n’a pas touché de salaire. Son épouse travaille comme employée domestique dans la maison d’une riche famille. Ayant peur qu’elle attrape le virus au-dehors, cette famille ne la laisse pas sortir de la maison depuis trois mois, au risque de perdre son travail. Josué n’a donc pas vu son épouse depuis trois mois, on lui a volé son téléphone il y a quelques semaines et il ne peut plus communiquer avec elle. En remplaçant son collègue, Josué touche 2 000 lempiras par mois, l’équivalent de 69 euros ou 80 dollars USD. Tout juste de quoi payer son loyer de 2200 lempiras. Quand il ne garde pas l’entrée de notre rue, Josué cherche donc de quoi réunir l’argent restant pour se nourrir et tenir au quotidien. Pour la plupart d’entre nous, le confinement rime avec la séparation des proches, insupportable dans une société où la vie est rythmée par l’attachement familial et communautaire.

 

 

La saturation

 

17h30. Les cris des infirmières appelant leurs collègues me font lever les yeux de mon travail. Je vis derrière un hôpital privé, et de la fenêtre où je travaille, je distingue un coin de l’entrée des urgences. Ces derniers temps, les ambulances n’en finissent plus de résonner dans la ville désormais silencieuse après le couvre-feu de 17h00. Un médecin épuisé l’a déclaré il y a quelques jours aux infos : «Nous sommes débordés. Ce n’est pas une courbe de contagions, c’est une avalanche.» (3) Ça, c’était il y a quelques jours. Au Honduras en ce moment, vous aurez beau être riche, avoir beaucoup de moyens, on ne pourra pas s’occuper de vous. Même dans les onéreuses cliniques privées du pays, vous ne trouverez pas une bouteille d’oxygène dans tout le pays pour aussi cher que vous puissiez la payer.  Ce matin, une autre de nos collègues nous a raconté comment un de ses oncles gravement atteint de la COVID-19 a dû attendre cinq jours qu’une place se libère à l’hôpital. Je décide d’éteindre l’ordinateur pour aujourd’hui, les sirènes des ambulances et les cris des urgences ont transpercé l’espace. Accoudée à la fenêtre qui donne sur la rue, je regarde passer quelques dernières voitures qui trainent encore dans les rues. Et puis sur le trottoir au loin, une petite troupe apparait, qui avance doucement. Une famille vraisemblablement, des femmes, des enfants, quelques hommes. Depuis quelques semaines, j’aperçois ce qu’on ne voyait que rarement auparavant: des personnes mendiant dans les rues, au porte-à-porte. Car avant, on trouvait un travail, quoi que ce soit. Même si la paie était minuscule, c’était de quoi gagner quelques sous. La pandémie a pris le dernier carré de dignité que les plus démunis parvenaient à défendre dans ce pays. Entre le risque de contagion et celui de mourir de faim, ces familles-là sont dépourvues de toute possibilité de choix.

 

 

L’indignation

 

19h30. La nuit et le silence se sont imposés sur la ville. De temps à autre, un pétard résonne dans le lointain, une ambulance, puis le silence morne à nouveau. J’allume les infos en faisant chauffer le diner. Il y a quelques semaines, une entreprise turque de vente d’hôpitaux mobiles a publié un communiqué, accusant un conseiller commercial engagé par l’État hondurien d’avoir falsifié leurs données pour l’achat fictif d’hôpitaux mobiles. (4) La stupéfaction mais aussi la lassitude est générale dans la population. Ce n’est pas le premier scandale de corruption ou de suspicion de corruption qui éclate dans le pays. Pourtant, l’indignation est toujours là : mais comment la laisser s’exprimer dans ce contexte où sortir de chez soi signifie se mettre en danger et mettre en danger les autres? Les reportages s’enchainent entre images d’hôpitaux saturés, entrevues de médecins épuisés et parents abasourdis d’avoir perdu leurs proches si vite, sans même avoir pu les enterrer. Face à cela, la population résiste, comme elle peut. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les droits humains enregistre 450 manifestations durant cette période de crise. En files de voitures, sur les réseaux, masqués et à distance, la population fait preuve d’imagination pour exiger dignement une meilleure gestion de la crise, et leur droit à la santé.

 

L’attente

 

La peur, la saturation, la survie et l’indignation, voilà ce qui pourrait résumer l’état général ici après 137 jours de confinement et des contagions qui ne cessent de se multiplier. Tandis qu’en Europe, un plan de relance inédit est voté pour «réparer les dégâts provoqués par la pandémie de la COVID-19», au Honduras, nous continuons de compter nos morts en scrutant le maigre espoir des avancées d’un vaccin qui pourrait mettre bien des mois avant de parvenir dans ces pays oubliés d’Amérique centrale.

 

Sur l’auteure

 

Par María José Chanut, coopérante volontaire en suivi et évaluation pour le projet Justice, gouvernance et lutte contre l’impunité au Honduras.

 

Références 

 

1. Sorte de biscuit traditionnel hondurien en forme d’anneau, à base de fromage et qui se consomme généralement avec le café.

2. Institution d’État en charge du système pénal hondurien.

3. Coronavirus en Honduras: las imágenes que muestran la saturación de hospitales en el país por covid-19, Marcos Gonzalez Diaz, BBC Mundo, 16 de julio del 2020.

4. Fiscalía de Honduras investiga posible fraude en compra de hospitales móviles para atender pacientes de covid-19, Ana Melgar, CNN Español, 24 de junio 2020.