Ivan Skafar
Conseiller juridique volontaire
Le 7 février dernier, un tribunal colombien a accusé une sixième personne pour les délits d’homicide de personnes protégées et de falsification d’un document public dans le dossier qu’on surnomme le « Massacre de Potrerito Ibagué ». Parmi les accusés, un colonel à la retraite, un sergent, un sous-lieutenant ainsi que des soldats de l’armée colombienne. En tant que coopérant juridique volontaire en Colombie, j’ai assisté à cette audience afin d’observer si les procédures judiciaires et toutes les garanties fondamentales de droit ont bien été respectées.
Des actes aux caractéristiques d’exécutions extrajudiciaires
Les faits dans cette affaire, qu’ASFC appuie maintenant depuis plusieurs années, se sont déroulés dans le district de Potrerito, une zone rurale de la municipalité d’Ibagué dans le département de Tolima. Le 28 février 2008, des membres d’un bataillon d’infanterie rattaché à la cinquième division de l’armée nationale basée à Ibagué ont assassiné Nelson Vergara Coy, Juan Carlos Quimbayo Mazuera, Gerardo Antonio Moreno Gonzalez, Jose Never Ramos Henao, Jose Yiner Enriquez Hoyos et Didier Cuervo.
Les militaires responsables ont ensuite présenté les victimes comme étant des membres de groupes rebelles « morts au combat ». Selon la version des forces de l’armée, les six hommes étaient en train de commettre l’enlèvement d’un marchand du village de Potrerito au moment où ils ont été abattus.
Ces actes, commis par des membres de l’armée, présentent néanmoins les caractéristiques d’exécutions extrajudiciaires.
Il est allégué que les six victimes ont été recrutées par tromperie par certaines personnes au service de l’armée et emmenées dans une ferme rurale où elles ont ensuite été exécutées. Il est également allégué que le lieu du crime aurait été modifié et que le retrait des corps ainsi que les examens médico-légaux n’auraient pas été effectués conformément aux protocoles de Minnesota et d’Istanbul relativement aux cas d’exécutions extrajudiciaires.
Les six hommes étaient des habitants à faible revenu provenant du quartier Alto Nápoles de la ville Cali. Ils étaient voués au commerce informel et à d’autres activités précaires pour faire vivre leurs familles.
Les « Falsos positivos » dans le conflit interne colombien
Ces faits s’apparentent au phénomène connu sous le nom des « falsos positivos » (« faux positifs »). Ce phénomène a bouleversé le pays, après qu’il ait été démontré que ce type de violence a été pratiqué de manière généralisée par les forces de l’armée dans la quasi-totalité des départements du pays au cours du conflit armé.1
Le scandale des faux positifs désigne les exécutions extrajudiciaires commises par l’armée contre des civils, dans le but de présenter et enregistrer des résultats positifs dans la lutte contre le terrorisme. Malgré le fait que ce phénomène remonte à la fin des années 1980, cette pratique insensée a eu lieu principalement entre les années 2002 et 2010, à la suite de la mise en œuvre de la politique antiterroriste de l’ex-président Álvaro Uribe, connue sous le nom de la politique de « sécurité démocratique ».
Les acteurs étatiques impliqués dans ce scandale ont délibérément tué des milliers de civils afin d’accroître leur taux de réussite dans le contexte du conflit armé interne et d’obtenir des avantages monétaires et autres bénéfices. Ces meurtres ont parfois même été précédés d’arrestations arbitraires, d’actes de torture et d’autres formes de traitements dégradants et inhumains.
On estime qu’il y a eu 2248 victimes entre 1988 et 2014, dont près de la moitié étaient des hommes âgés entre 18 et 30 ans. Parmi ces victimes figurent des membres de communautés autochtones (en particulier les Kankuamos, les Wiwas et les Wayuus), des habitants ruraux et des citoyens vulnérables, de même que des personnes d’orientation et d’identités sexuelles diverses.
Où en sommes-nous ?
En raison d’une demande formulée par l’avocate de la défense quant à la compétence du tribunal à entendre, le dossier se retrouve actuellement devant la Cour constitutionnelle, qui devra décider si elle devrait demeurer au sein du système de justice ordinaire ou être transférée à la Juridiction spéciale pour la paix (JSP), composante judiciaire établie par l’Accord de paix entre le gouvernement colombien et les FARC-EP.
Les accusés ont tous signé des déclarations dans lesquelles ils ont exprimé leur volonté de se soumettre à la JSP, considérant que ces faits ont été commis « à l’occasion du conflit armé ». Ce point juridique très important sera analysé plus en détails au sein d’une future publication de blogue, à la suite de la décision de la Cour constitutionnelle.
Les membres de la famille des six victimes qui ont été assassinées le 28 février 2008 attendent que justice soit rendue depuis maintenant plus de 10 ans. Grâce à la persévérance de la Corporación Justicia y Dignidad, partenaire d’ASFC sur le terrain en Colombie depuis 2014, nous pouvons enfin dire qu’il y a du mouvement dans le dossier.
Cependant, bien qu’il s’agisse certainement d’un pas dans la bonne direction, il reste encore beaucoup de travail à faire avant que les familles des victimes connaissent la vérité et obtiennent justice et réparation.
Sur l’auteur
Ivan Skafar est conseiller juridique volontaire au sein de notre projet « Protection des enfants, femmes et autres collectivités vulnérables » mis en œuvre par le consortium formé d’Avocats sans frontières Canada (ASFC) et du Bureau international des droits de l’enfant (IBCR) dans le cadre du Programme de coopération volontaire financé par Affaires mondiales Canada. Il vise l’amélioration de la protection des droits des enfants, des femmes et des collectivités pauvres et marginalisées, ainsi que le renforcement de la démocratie et de la primauté du droit par l’accès à la justice.
Références
1 – Pour plus d’informations sur le sujet des falsos positivos, voir le Rapport intérimaire de 2012 de la CPI sur la situation en Colombie (par. 92 et ss.) https://www.icc-cpi.int/iccdocs/otp/OTP-COLOMBIE-Rapport-Int%C3%A9rimaire-Novembre%202012.pdf, le Rapport sur les activités d’examen préliminaire de la CPI de 2018 (par. 135-143) https://www.icc-cpi.int/itemsDocuments/2018-otp-rep-PE-Colombia.pdf, ainsi que le Rapport de l’observatoire des Amériques de Montréal (p. 6 et ss.) http://www.ieim.uqam.ca/IMG/pdf/machado-loiseau-note_de_recherche_droit_de_l_homme.pdf.