• Blogues

2 août 2021

Gustavo García Andrade

Conseiller juridique volontaire

 

«Nul de nous n’est sûr d’échapper à la prison. (…) On nous dit que la justice est débordée. Nous le voyons bien. Mais si c’était la police qui l’avait débordée? On nous dit que les prisons sont surpeuplées. Mais si c’était la population qui était suremprisonnée?»

 

Manifeste du Groupe d’information sur les prisons (1)

 

Les interrogations des signataires du manifeste du Groupe d’information sur les prisons, écrit dans le contexte de mutineries dans les prisons françaises au courant des années 1970, demeurent toutes autant d’actualité qu’elles l’étaient à l’époque. La prison est toujours un espace lointain, caché de la société et de nos vies. La surpopulation, l’usage abusif de la détention provisoire, les obstacles à l’accès à la justice et les violations des droits fondamentaux constituent des conditions indignes devenues le quotidien dans les prisons colombiennes, et ce, depuis plus de 20 ans. (2) La pandémie liée à la COVID-19 n’a fait qu’exacerber ces conditions.

 

Le 22 mars 2020, 24 personnes sont mortes dans une prison à Bogota et de nombreux blessés ont été dénombrés parmi les détenus et le personnel de surveillance dans plusieurs prisons du pays. Le Procureur général et le gouvernement colombien croient en un plan des groupes armés pour déstabiliser le pays. Les détenus et les organisations qui les accompagnent juridiquement, à l’inverse, ont affirmé qu’il s’agit d’une réponse disproportionnée aux manifestations visant à dénoncer les conditions de détention et les effets néfastes des mesures de distanciation sociale mises en place.

 

Les personnes privées de liberté ont vu les visites avec leurs avocats, leurs médecins et leurs familles suspendues. La majorité d’entre elles dépendent de leurs proches pour s’approvisionner en nourriture et en médicaments.

 

Lors des manifestations, ces personnes demandaient à avoir accès à des masques et à du gel hydroalcoolique pour contenir l’épidémie. Elles demandaient également à ce que des mesures soient mises en place pour lutter contre la surpopulation des prisons.

 

Des enquêtes ultérieures révèleront un certain nombre d’indices laissant présumer que la mort de plusieurs détenus ayant pris part à ces manifestations serait liée à des exécutions extrajudiciaires, des actes de torture et des mauvais traitements.

 

Le fait de parler des conditions de détention, de savoir ce qu’il en est de la vie des personnes privées de liberté, du personnel de surveillance, des infrastructures de détention, de la nourriture, de l’hygiène, de l’accès aux droits fondamentaux, se heurte bien souvent aux représentations et préjugés issus de l’imaginaire collectif qui pèsent sur le système carcéral. Cependant, grâce au travail de partenaires d’ASFC auprès des personnes privées de liberté il est possible d’en savoir un peu plus sur ce qui se passe dans cette sphère de notre système social, souvent invisibilisée.

 

Les prisons colombiennes, un « état de choses inconstitutionnel »

 

La détention c’est en principe, la privation de la liberté. De la liberté de sortir, de la liberté d’agir quotidiennement, à l’intérieur de sa famille et dans son cadre de travail. Mais pourquoi est-ce que la prison devrait entrainer de plus, la privation d’un certain nombre d’autres libertés fondamentales? […] Sous prétexte qu’on enferme les gens, on les prive d’un certain nombre d’autres libertés et droits fondamentaux. (3)

 

Il y a une vingtaine d’années, la Cour Constitutionnelle de Colombie a affirmé et affirme encore que les prisons colombiennes sont l’exemple parfait d’un état de choses inconstitutionnel. (4) La Cour constitutionnelle déclare cet état de choses inconstitutionnel considérant que les droits les plus élémentaires ne sont pas garantis dans les prisons, entre autres, par des omissions des autorités publiques, en considérant qu’il existe une «violation flagrante d’une série de droits fondamentaux des détenus (…), tels que la dignité, la vie et l’intégrité personnelle, les droits à la famille, à la santé, au travail et la présomption d’innocence.» (5)

 

Elle dresse une énumération de tous les droits bafoués, par exemple, en constatant que « les droits à la dignité ou de ne pas être soumis à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants sont violés par le surpeuplement et les mauvaises conditions (…) dans les centres de détention. Les droits à la vie et à l’intégrité physique sont violés ou menacés de façon imminente par le surpeuplement même, par le mélange de toutes les catégories de prisonniers et par l’absence du nombre de gardiens requis ; le droit à la présomption d’innocence est violé dans la mesure où les personnes mises en cause sont détenues avec les personnes déjà condamnées. (…) Le droit à la santé est violé par le manque d’infrastructures dans les infirmeries et autres zones de santé, (…) l’encombrement des prisons, les mauvais services d’eau et d’assainissement et le manque de gardiens pour effectuer les renvois vers les hôpitaux.» (6)

 

Depuis cette décision peu de choses ont changé. La Cour a réaffirmé cette décision à plusieurs reprises, constatant les mêmes manquements et violations. (7) Les épisodes de violence du 22 mars 2020 et les demandes récurrentes des détenus, de leurs familles et des organisations de la société civile pour que leurs droits soient respectés se sont butés à un mutisme généralisé. La pandémie n’a fait qu’intensifier l’apathie générale.

 

Repenser la prison dans nos sociétés

 

Dans ce contexte, l’Équipe Juridique Pueblos (EJP), organisation partenaire d’ASFC, mène depuis plusieurs années un travail d’accompagnement auprès des personnes privées de liberté. Devant la «violation massive et généralisée des droits constitutionnels» (8) des personnes privées de liberté, l’EJP met en œuvre une stratégie dite «d’autonomisation par le droit» de ces personnes. Ceci, en proposant des formations juridiques dans les prisons et dans les centres de détention. Ces dernières ont pour but de faire connaître leurs droits à ces personnes pour qu’elles puissent les exiger et garantir leur dignité pendant leur détention.

 

ASFC et l’EJP fournissent depuis des années un appui technique et stratégique sur les plans de la formation pour faciliter la mise en œuvre d’un plaidoyer axé sur les standards internationaux des droits humains. Ces appuis, conjugués à l’expérience de l’EJP, permettent de réaliser un travail de plaidoyer devant des instances nationales et internationales pour garantir les droits et la dignité des personnes privées de liberté et de leurs familles. Par ces activités, l’EJP facilite une resocialisation et une réinsertion sociale des personnes privées de liberté, qui sont les buts principaux de la privation de la liberté, d’après la Cour Constitutionnelle.

 

Ce travail visant à rendre visible la réalité dans les prisons, est mené de front par l’EJP, notamment par l’organisation de manifestations publiques devant les institutions nationales et les centres de détention. En parallèle, l’EJP fait le suivi des décisions de la Cour Constitutionnelle qui portent sur les réalités des prisons et sur les difficiles conditions de détention exacerbées par la pandémie actuelle. Or, tout ce travail de visibilité et d’exigibilité des droits à l’intérieur de cet univers inconnu du grand public répond à un des objectifs principaux de l’EJP : nous permettre de nous mettre à la place des personnes privées de liberté. Il vise à susciter une réflexion et un plaidoyer pour un changement dans la politique criminelle colombienne, qui fait abstraction des injustices vécues dans les prisons.

 

Dès le début de mon mandat de coopération volontaire, j’ai eu la chance de travailler avec l’EJP sur ces sujets ; de rencontrer l’équipe, connaître les actions mises en œuvre, mais ce qui m’a touché profondément est sans aucun doute, l’engagement inébranlable pour la dignité et la justice qui est le cœur de leur démarche.

 

Sur l’auteur 

 

Gustavo García Andrade est conseiller juridique volontaire dans le cadre du projet Justice transitionnelle pour les femmes (JUSTRAM), mis en oeuvre par le gouvernement du Canada à travers le Programme pour la stabilisation et les opérations de paix.

 

Références 

 

1. Manifeste du Groupe d’information sur les prisons, 8 février 1971 – 1972

2. Le 28 avril 1998, la Cour constitutionnelle de Colombie utilise la figure juridique de l’«état de choses inconstitutionnel», pour décrire la situation des personnes privées de liberté dans les centres de détention en Colombie. Cette figure est utilisée lorsqu’il y a des violations de droits fondamentaux de nature générale, dans la mesure où elles affectent un grand nombre de personnes – et dont les causes sont structurelles. Pour faire face à cette situation la Cour Constitutionnelle, ordonne aux institutions compétentes une série de mesures afin qu’elles puissent mettre en œuvre leurs pouvoirs pour éliminer cet état de choses inconstitutionnel.

3. Entretien Michel Foucault – Radio Canada, 21 avril 1971.

4. Cour Constitutionnelle de Colombie. Décision T-153 du 28 avril 1998, T-388/13 de 2013 et T-762/15 de 2015.

5. Cour Constitutionnelle de Colombie. Décision T-153 du 28 avril 1998, parr. 53 et ss.

6. Ibid.

7. Cour Constitutionnelle de Colombie. Décision T-153 du 28 avril 1998, T-388/13 de 2013 et T-762/15 de 2015.

8. Cour Constitutionnelle de Colombie. Décision T-388/13 de 2013