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9 décembre 2010

Véronique Lebuis

Conseillère juridique

 

En vertu du traité américano-cubain, signé en 1903 entre le premier président cubain, Tomás Estrada Palma, et le président Theodore Roosevelt, Cuba loue à durée illimitée aux États-Unis un territoire de 120 km2 situé à l’entrée de la baie de Guantánamo. Le gouvernement cubain conteste la légalité de ce bail depuis 1959 en vertu du droit international, ce qui n’a pas empêché le gouvernement Bush d’y ériger une prison et un tribunal qui opèrent depuis 2002 en marge de la juridiction des États-Unis, en dépit du fait que le bail limite l’utilisation du territoire loué à titre de station de réapprovisionnement pour navires et de base navale . Le bail stipule que « sous la juridiction et le contrôle total » des États-Unis, la base navale de Guantánamo Bay demeure pourtant sujette à la « souveraineté ultime » de Cuba . Sur le plan juridique, autant dire que Washington profite du statut litigieux de ce territoire pour priver des garanties judiciaires fondamentales les individus soumis au système des commissions militaires.

 

Omar Khadr, citoyen canadien emmené en Afghanistan à l’âge de 9 ans et capturé à l’âge de 15 ans, était le premier candidat à procès sous l’administration Obama devant ces tribunaux hors normes, depuis le décret présidentiel annonçant la fermeture de la base de Guantánamo en janvier 2009. Quelques jours avant la date prévue de son procès, Khadr acceptait toutefois de négocier son plaidoyer en échange d’une entente sur sentence qui limiterait à 8 années supplémentaires la peine pouvant lui être imposée. En plaidant coupable aux cinq chefs d’accusation déposés contre lui en 2007 (meurtre en violation du droit des conflits armés, tentative de meurtre, conspiration, support matériel à une organisation terroriste et espionnage), plus de 5 ans après sa capture et en violation des standards internationaux les plus fondamentaux, alors qu’il s’y était jusqu’ici vivement opposé en clamant son innocence, Khadr arrive à la même conclusion que tous les observateurs : il lui sera impossible d’obtenir un procès équitable et de faire valoir sa défense. Il est dès lors forcé de capituler devant ce système conçu pour le condamner. Il renonce, en quelque sorte, à l’État de droit.

 

Tandis que l’entente préalable aux audiences sur sentence scellait la preuve de la poursuite en évacuant toute possibilité de contester la légalité des accusations déposées contre Khadr, elle permettait en outre au juge de soustraire à la connaissance du jury chargé de déterminer la sentence certains éléments de preuve qui auraient pu contribuer à l’atténuation de la peine.

Parmi les failles judiciaires révélées entre le 25 et le 31 octobre derniers à Guantánamo, l’une des plus déconcertantes demeure l’admission par le juge d’un plaidoyer de culpabilité à des accusations incluant celle de meurtre en violation du droit des conflits armés, plaidoyer qui a été prononcé par un individu qui était un enfant en vertu du droit international au moment des faits qui lui sont reprochés. En droit des conflits armés, le crime de meurtre n’existe pas. Cette reconnaissance de culpabilité est un précédent inquiétant pour tous les enfants soldats.

 

Le phénomène des enfants-soldats, facteur de plus en plus significatif des conflits internes et internationaux ayant donné lieu à l’élaboration de règles juridiques spécialement conçues pour prévenir le recrutement et interdire l’utilisation d’individus de moins de 18 ans sur les champs de bataille , est complètement ignoré par la Loi sur les commissions militaires . Le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant l’implication des enfants dans les conflits armés, qui a été signé et ratifié par les États-Unis (et la Canada), comprend notamment un engagement des États à supporter la démobilisation des enfants-soldats et leur réintégration à la société, et à ne pas les soumettre à des accusations criminelles. Les États-Unis et le Canada ont bien souscrit à ces engagements, mais le gouvernement de ces deux pays ont décidé que Khadr faisait partie d’une catégorie à part. Ce triste retour à l’arbitraire, c’est-à-dire à des États qui choisissent à qui le droit s’applique, équivaut à fouler du pied l’État de droit, le socle de notre société; l’État de droit signifie que la loi s’applique à tous également.

 

Dans le contexte du conflit armé du 27 juillet 2002, même en admettant qu’il ait lancé la grenade ayant causé la mort du sergent de première classe Christopher Speer, ce qui apparaît toujours hautement contestable eu égard à la faiblesse de la preuve connue, en quoi le libre arbitre d’Omar Khadr devait-il différer de celui de n’importe quel autre enfant qui n’aspire qu’à être reconnu pour les qualités auxquelles on s’attend de lui? Pourquoi n’a-t-il jamais bénéficié de la protection spéciale qui est accordée par le droit international aux enfants-soldats, ni lors de sa détention à Bagram et à Guantánamo, ni devant les tribunaux?

 

Depuis le 11 septembre 2001, plus de 1300 militaires américains ont perdu la vie dans le cadre d’affrontements armés en Afghanistan, en plus des militaires d’autres pays et des milliers de civils afghans tués en raison des attaques d’insurgés ou de militaires étrangers. Or, en neuf ans, Khadr est le seul à avoir été jugé pour crime de guerre en rapport à l’une de ces morts. Cinq individus ont été jugés devant les commissions militaires depuis novembre 2001 et un seul autre fait actuellement face à des accusations alors que plus de 170 sont encore détenus à la prison de Guantánamo. Notons au passage qu’il y a eu jusqu’à 775 prisonniers à Guantanamo. De ce nombre, la plupart ont été libérés sans qu’aucune accusation ne puisse être portée contre eux, ou transférés dans leur pays d’origine pour y être jugés selon les lois nationales, ceci sans compter que près d’une centaine ont été jugés éligibles à la libération mais demeurent détenus notamment en raison d’obstacles à leur rapatriement.

 

En retirant le fardeau de la preuve qui repose légalement sur le gouvernement, en dépit du fait qu’il a été admis que Khadr était le seul témoin des faits qui fondent les accusations, l’entente qu’il a signée témoigne d’une totale absence de confiance en l’impartialité du tribunal de Guantánamo. Le jury chargé de déterminer la sentence de Khadr n’aura en conséquence entendu qu’une faible portion de la preuve avant de prononcer une sentence de 40 ans de détention supplémentaires à Khadr. Significative quant à la perception que retiendra une partie du public de l’affaire Khadr, cette sentence n’avait toutefois qu’une importance théorique en raison du plaidoyer de culpabilité assortie de l’entente limitant à 8 ans la peine qui pouvait lui être imposée (incluant une possibilité de transfert au Canada après 1 an). Le juge a notamment refusé de présenter au jury l’admission sous serment d’un interrogateur ayant déclaré qu’il avait menacé Khadr de l’envoyer dans une prison où il serait violé. Il a par contre permis l’admission de preuves que tout tribunal normalement constitué aurait jugé illégales et inadmissibles, incluant des « aveux » obtenus sous la contrainte et à la suite de traitements cruels et inhumains. La commission militaire bafoue alors une nouvelle fois les règles du procès juste qui fondent nos sociétés démocratiques et constituent l’assurance d’être jugé équitablement, lesquelles reposent sur une longue tradition juridique, notamment aux États-Unis.

 

Dans le cadre de l’entente préalable, Khadr renonce au crédit pour les années qu’il a déjà passées en détention, au droit à la présence de son avocat lorsqu’il subit un interrogatoire, à en appeler de la décision de la commission militaire, à présenter des preuves scientifiques susceptibles de démontrer son innocence, à présenter des témoins-experts autres que ceux qui ont préalablement été admis par la poursuite, à poursuivre les responsables américains des violations de droits humains qu’il aurait subi, à contester la légalité de sa détention, à son droit à ne pas s’auto-incriminer en fournissant des aveux concernant des faits qui n’auraient pas pu être prouvés autrement, à contester les faits de la déclaration qu’il a signée. « Because it will be in my best interest that the Convening Authority grants me the relief set forth in this agreement » , admet-il. Ses renonciations et aveux, comme autant de conditions à l’engagement des autorités américaines à limiter sa peine, auraient-ils été validés par un tribunal régulier?

 

La prison de Guantánamo repose sur des bases illégales, le système de justice des commissions militaires tout autant, qu’en est-il du jugement rendu contre Khadr? Comment les États-Unis peuvent-ils justifier l’opération de ces commissions qui ne peuvent même pas être qualifiées de tribunaux, surtout sachant que leur système de justice fédérale a jugé plus de 150 autres cas de présumés terroristes, dans le respect de la règle de droit et parvenant à des condamnations sans se baser sur des preuves secrètes, du ouï-dire ou des aveux obtenus sous la contrainte? Et comment le Canada a-t-il pu accepter qu’un de ses citoyens soit abandonné à une telle parodie de justice?