Valérie Bergeron-Boutin
Conseillère juridique volontaire
Par un matin brûlant de mars, je plisse les yeux pour me protéger du soleil cru qui darde le marbre blanc de ses reflets d’acier. Dans la cour du centre de formation de Bamako, un calme étrange règne malgré la couleur des habits et des conversations. Cela est sûrement dû à l’aspect solennel que revêtent ces rencontres avec les associations de victimes, à cette volonté d’être digne, mesuré, avenant, mais grave. Je suis là pour partager aux partenaires de la société civile les thématiques retenues pour les prochaines audiences publiques de la Commission Vérité, Justice, Réconciliation du Mali. Avant d’entrer dans la salle où aura lieu l’atelier, scène qui se répétera plus d’une fois lors de mon séjour à Bamako, un collègue masculin me fait signe de refermer l’un des boutons de ma chemise. Bref, mais saisissant rappel de ma condition de femme dans ce pays.
Un tour de table; tout le monde se présente. Beaucoup sont défenseurs des droits humains, certains sont commissaires, d’autres, encore, se définissent par le village duquel ils viennent, de par leur ethnie ou l’année de leur naissance. Un homme, toutefois, les yeux voilés, la barbe blanche, nous dit être une victime, comme on se dirait Canadien, boulanger ou célibataire. Je hoche la tête, restant impassible, mais je ne peux m’empêcher d’être surprise, d’être touchée. Est-ce une identité que celle de victime? Depuis combien d’années cet homme se définit-il ainsi, sans autre qualificatif, comme si celui-là disait tout ce qu’il y avait à dire?
La scène que je décris ici s’est déroulée il y a quelques semaines, avant que la pandémie de la COVID-19 ne me contraigne à revenir au Canada, où je termine mon mandat à distance. Loin du ciel bleu du Mali, mon esprit revient toutefois à cet instant. Je m’interroge sur la nature du statut de victime dans la justice transitionnelle. Comment se construit-il? De quelle lutte, intime ou politique, ce statut est-il l’enjeu, l’outil?
La reconnaissance de la souffrance des victimes et de leurs besoins est l’une des justifications fondamentales de la justice transitionnelle. (1) Depuis les deux dernières décennies, faisant écho au développement dans les démocraties consolidées (2) du champ de la victimologie, la justice transitionnelle s’est constituée autour de l’idée de la centralité des victimes. (3) Reste que la question de savoir qui est une victime n’est jamais tranchée d’avance. En effet, au-delà de la perception purement subjective d’un individu, le statut de victime doit être socialement accepté.
Victime: un concept aux définitions multiples
Il existe quatre possibilités de construction sociale de la victime (4). Aux extrémités, il y a la personne qui se considère subjectivement comme une victime et que les autres la reconnaissent comme telle, et celle qui ne se considère pas comme une victime et que les autres ne reconnaissent pas comme telle. Entre ces deux pôles se trouvent la victime rejetée, celle qui se considère comme telle, mais qui ne parvient pas à se faire reconnaître par les autres, et la victime désignée, celle qu’on considère comme telle sans qu’elle se reconnaisse dans cette définition.
Ces quatre possibilités sont déterminées en grande partie par les limitations de ce qui peut être communiqué. La reconnaissance par les autres suit en effet ce qui peut être montré, ce qui peut être dit. Or, il arrive que les faits, les émotions et les conséquences soient indicibles. Il arrive également que le sens réel des mots, équivoques, soit inaccessible. (5) Dans un langage où le ressenti est plus puissant que tout mot existant, la communication à l’autre souffre nécessairement de malentendus. (6) Enfin, si la possibilité de se comprendre dépend de nos constitutions physiques et psychologiques communes, de notre rapport physique et expérientiel à un monde partagé (7), certains événements sont si traumatiques qu’ils outrepassent les limites de l’expérience normale et ne peuvent être imaginés par ceux et celles à qui ils sont partagés. (8)
S’affirmer irréductiblement victime, dans ces conditions, peut être vu à la fois comme l’exigence de la reconnaissance par les autres d’une réalité subjective, mais également comme un acte d’autonomie et de courage dans une société où cette reconnaissance est encore fragile. En offrant un espace d’expression et tout son appareillage d’enquêtes et de corroboration afin d’atteindre l’acceptation sociale du statut des victimes, la justice transitionnelle peut aider à réduire l’écart entre cette expérience individuelle forte qui dit « je suis victime” » et cette expérience partagée de la reconnaissance sociale.
Les victimes au centre du processus de justice transitionnelle
L’un des objectifs les plus fréquemment nommés de la justice transitionnelle est la réconciliation. (9) De la même façon, on évoque souvent l’aspect cathartique des audiences publiques pour les victimes. (10) Par le recours à l’idée de leur centralité, on vise également à souligner tous leurs attributs et tous les rôles autres qu’elles peuvent jouer: leur résilience, leur capacité d’action, les possibilités pour elles d’être des moteurs de changement, leur autonomie, leur engagement social, communautaire, politique.
Si la reconnaissance du statut de victime est bien souvent la condition sine qua non de la participation aux mécanismes de justice transitionnelle, du partage de la vérité aux programmes de réparation, il n’en est pas nécessairement de même de l’identité de victime. J’ai l’intuition que la justice transitionnelle, tout en reconnaissant la légitimité morale des individus à se définir comme victimes, espère que, tout comme ses mécanismes, cette identité sera transitoire. Plus, que par ses mécanismes, il sera possible pour nombre d’entre elles de surmonter cette identité, ou à tout le moins de la rendre moins exclusive, pour embrasser leur pleine potentialité d’humains, de citoyens, d’acteurs du monde.
Dans le printemps naissant du Canada, je repense à cet homme à la barbe blanche, aux yeux voilés, je repense au Mali, à ses 40 degrés et ses sourires éclatants, et j’envoie mes pensées de paix, de réconciliation, de catharsis et de reconnaissance.
Sur l’auteure
Valérie Bergeron-Boutin, conseillère juridique volontaire au sein du projet Stabilisation de la Commission de la Vérité, Justice et Réconciliation.
Références
1. Kieran McEvoy, “Victimology in transitional justice: Victimhood, innocence and hierarchy” (2012) European Journal of Criminology 9, à la p 528.
2. Ibid, à la p 534.
3. Ibid, à la p 528.
4. Rainer Strobl, “Becoming a victim” in Shoham et al (eds), International Handbook of Criminology, 2010, London, CRC Press, à la p 6.
5. Ibid, à la p 4.
6. Ibid.
7. Stanford Encyclopedia of Philosophy, “Maurice Merleau-Ponty”, en ligne: https://plato.stanford.edu/entries/merleau-ponty/
8. Supra note 4, à la p 4
9. Paul Seils, “The Place of Reconciliation in Transitional Justice”, ICTJ briefing paper, 2017, en ligne: https://www.ictj.org/publication/reconciliation-transitional-justice; Bronwyn Anne Leebaw, “The Irreconcilable Goals of Transitional Justice”, (2008) Human Rights Quarterly 30, à la p 96.
10. Voir par exemple William Schabas, “The Sierra Leone Truth and Reconciliation Commission” in Roht-Arriaza et Mariezcurrena (eds), Transitional Justice in the Twenty-First Century: Beyond Truth versus Justice, 2007, Cambridge, Cambridge University Press, à la p 25.
Par Valérie Bergeron-Boutin, conseillère juridique volontaire au sein du projet Stabilisation de la Commission de la Vérité, Justice et Réconciliation (SCVJR).