• Témoignages

26 mai 2022

La banlieue nord de Port-au-Prince connaît un calme apparent, après des affrontements meurtriers entre gangs armés. Les rafales d’armes ont fait place au sifflement du vent, dans des rues désertes. Ces dernières semaines, des milliers de personnes ont fui la Plaine du Cul-de-Sac. Jeff et Marlène (faux noms)* sont deux des personnes déplacées. Jeune avocat-journaliste et entrepreneure, ils ont dû abandonner leur maison sans un regard en arrière. Notre équipe les a rencontré.e.s.

 

«Tout était calme lorsque les hostilités ont éclaté. Nous avons vécu ce moment inattendu avec beaucoup d’émoi. Derrière notre clôture, les détonations d’armes automatiques ont résonné à longueur de journée. Ma mère et moi, allongées au sol, nous avons fait notre dernière prière et nous nous sommes abandonnées à la fatalité, raconte Marlène, visage crispé.»

 

Elle réside à Santo, quartier tranquille, depuis 13 ans.

 

 

Carte de Port-au-Prince, en Haïti

 

Pour Jeff, résident de Sarthe, une banlieue de Cité Soleil, la situation est quasiment identique. D’ailleurs, ce quartier qu’il aime, servait de refuge aux zones périphériques, elles aussi, sous contrôle de gangs armés. Le 24 avril 2022 la nuit est tombée violemment sur le quartier et avec elle, un voile épais. Deux groupes armés rivaux ont pris d’assaut le quartier chacun de leur côté, les résidents au centre. Une grande nuit de 9 jours qui allait changer la vie de Jeff pour longtemps.

 

«Au fur et à mesure que les groupes progressaient, l’étau se resserrait autour de mon quartier. La panique était à son comble. Je craignais que ma famille et mes voisins soient pris pour cible. Nous nous y attendions, mais nous n’étions pas prêts. On ne peut pas l’être, lâche-t-il d’une voix à peine audible.»

 

Fuir pour sauver sa peau 

 

Après 4 jours d’angoisse provoquée par les affrontements sans répit, Marlène et sa mère ont pu s’enfuir avec l’aide d’un éclaireur.

 

«Puisque les bandits faisaient irruption dans les maisons et commettent des viols collectifs, il fallait partir à tout prix. Nous avons frôlé la mort. C’est vraiment frustrant de vivre comme une réfugiée dans son propre pays!, regrette-t-elle.»

 

Ne pouvant trouver refuge sous un même toit, Marlène et sa mère se voient obligées de se séparer.

 

Jeff et sa famille, de leur côté, réussirent à partir le 2 mai. Il fallait mettre les mains bien en évidence sur la tête. Les bagages étaient systématiquement inspectés.

 

Sur le chemin de la fuite, ils ne sont pas seuls. En une journée, il témoigne avoir vu plusieurs centaines de femmes, d’enfants et d’hommes aux abois, cherchant un refuge chez des proches, des ami.e.s et dans les églises.

 

«La file faisait jusqu’à 500 mètres. Larmes aux yeux, le visage abattu, l’air désemparé, les gens marchaient les uns derrière les autres parfois sans destination. Certains portaient des sacs au dos, d’autres des paniers ou des malles. Quelques-uns marchaient les mains vides, décrit-il.»

 

 

« Les autorités doivent nous venir en aide »

 

Même s’ils ont pu trouver refuge chez des ami.e.s, Jeff et Marlène aspirent à retourner chez eux. Ici, personne n’est en sécurité. Partout, les Port-au-Princien.ne.s sont en proie aux enlèvements crapuleux. Les gangs armés font la loi, sont la loi. Aussi, interpellent-ils les autorités, les invitant à aller au-delà de la répression par les armes.

 

« L’État haïtien doit aborder les questions des services sociaux et garantir la justice sociale, soutient Jeff. »

 

Il l’encourage à faire montre de volonté politique et à fortifier les institutions, notamment la justice pour garantir son indépendance et son impartialité. Deux conditions essentielles à la lutte contre l’impunité, le récidivisme, les violences, la justice populaire et à l’établissement d’une paix durable dans le pays.

 

Marlène aussi est impatiente de reprendre sa vie normale, mais ne souhaite plus revivre ce cauchemar qui l’a traumatisée. Elle appelle l’État haïtien à renforcer la police nationale, à lutter contre la délinquance juvénile et à repenser l’administration générale des douanes.

 

« De nombreux enfants qui devraient être à l’école sont impliqués dans les affrontements. Un constat qui déchire le cœur. L’État doit assurer un meilleur contrôle de la circulation des armes, car, en Haïti, nous n’en produisons pas. C’est une urgence! »

 

« Retourner chez moi reste une option. Mais aucune décision n’est encore prise en ce sens. J’aurais aimé aller dans un endroit totalement apaisé. Mais lequel? Le calme est toujours apparent. Je n’envisage pas de vivre dans une ville de province ou même de quitter le pays, conclut Jeff. »

 

Selon un rapport partiel du Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), une centaine de personnes ont perdu la vie dans les affrontements de la Plaine du Cul-de-Sac. Des femmes et des filles de la Plaine ont été victimes de viols collectifs avant d’être assassinées pour la plupart. De son côté, l’UNICEF a indiqué que 10 enfants ont été tués en 10 jours, dont 6 en une seule journée.

 

* Des faux noms ont été utilisés pour garantir la sécurité des deux intervenant.e.s.

 

 

Photo: DoronCC BY-SA 3.0