Écouter les victimes, c’est un pas important vers la justice et la réconciliation
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23 janvier 2020
Marilynn Rubayika
Conseillère juridique volontaire
Encore deux jours. Dans deux jours, ces hommes et femmes se tiendront devant le public malien pour raconter. Raconter leurs souffrances, raconter leurs espoirs. En les voyant entrer dans la grande salle Sissoko du Centre international de conférence de Bamako (CICB), lors de cette journée de simulation préparatoire à la première audience publique, une émotion que je ne sais décrire me surprend.
Leur entrée est calme, leurs regards profonds, leur démarche solennelle. Je ne peux m’empêcher de tenter d’identifier un trait commun entre eux, une caractéristique peut-être, un comportement? Non, les victimes n’ont pas un visage particulier à eux. Seulement une quête commune. La quête de la vérité, un besoin d’être écouté, entendu et compris.
«À tous ceux qui m’entendront, assurez-vous que notre descendance ne répète pas ces atrocités!»
Témoin entendu à la première audience publique de la Commission vérité, justice et réconciliation du Mali.
Aujourd’hui, journée de simulation, chacun est à son poste : les commissaires se prêtent aux simulations de manière attentive et engagée, l’administration déploie tous ses moyens, les volontaires n’accusent aucun retard et appuient différents groupes de travail, le psychologue accompagne les victimes, les écoute et les soutient. En cette dernière semaine, l’ambiance à la CVJR communique l’espoir que tout malien porte : le retour de la paix.
De la fébrilité dans les rues de Bamako
Il n’y a pas qu’à la CVJR que l’approche de l’audience publique se fait sentir. Partout dans les rues de Bamako, on peut voir des affiches arborant les couleurs du drapeau malien : vert, jaune et rouge. Elles annoncent en hauteur : « ma liberté, mon droit! ».
À la radio et à la télévision nationale, on peut entendre le même slogan dans les cinq langues de la CVJR ; en bambara, en sonrhaï, en peulh, en tamasheq, en arabe.
Les victimes qui seront entendues ne parleront pas qu’à ceux présents dans la salle ; ils parleront au public, au Mali, au monde entier. Encore deux jours…
Premier jour d’audience
La première audience publique de la Commission vérité, justice et réconciliation (CVJR) du Mali se tient le 8 décembre 2019. Son thème : les atteintes au droit à la liberté. Parmi les violations subies par les victimes qui témoigneront figurent l’arrestation et la détention arbitraire, la séquestration, l’enlèvement, et toutes autres sortes de privations à leur liberté.
À l’agenda, deux phases : la cérémonie officielle d’ouverture et l’écoute des victimes. Le discours du Président de la CVJR, Monsieur Ousmane Oumarou Sidibé, qui rappelle à tous que ce que nous allons vivre aujourd’hui, s’inscrit dans une démarche nationale visant à s’écarter de la culture du déni.
Rappelant qu’il ne s’agit pas d’une audience judiciaire visant à établir des responsabilités individuelles et/ou à punir les auteurs, le Président Sidibé invoque la nature thérapeutique de cet exercice qui, bien que douloureux, suscitera une prise de conscience collective et poussera chacun à porter un regard introspectif sur soi et permettra à la nation malienne de tirer définitivement les leçons du passé.
«La vérité est sans aucun doute l’un des principes moraux les plus élevés et une citoyenneté fondée sur la vérité demeure la base la plus sûre pour bâtir une nation forte et unie dans sa diversité. Même si elle peut être douloureuse, la vérité est un baume que nous devons appliquer à nos blessures. Ces blessures, dont certaines anciennes, d’autres plus récentes, ne guériront pas par le seul effet du temps.»
Ousmane Oumarou Sidibé, Président de la CVJR
À leur tour, Monsieur Lassine Bouaré, Ministre de la Cohésion sociale, de la Paix et la Réconciliation nationale, et Monsieur Oumar Sidi Traoré, s’exprimant en tant que représentant de la Coordination Nationale des Associations des Victimes, ont respectivement rappelé l’adhésion du Mali à l’esprit de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et invité l’audience à observer une minute de silence en mémoire des victimes de la crise malienne.
La parole aux victimes
À ce jour, la CVJR a reçu plus de 15 000 dépositions de victimes de violations commises au Mali depuis 1960. De Kayes à Kidal, de Taoudéni à Sikasso, les enfants du Mali prennent leur courage à deux mains et parlent, racontent ce qui leur est arrivé. Leurs motivations sont nombreuses mais une est commune à tous: pour que la paix revienne au Mali.
Des 15 000 dépositions reçues, 13 sont au centre de cette première audience publique. Non pas parce qu’elles sont d’une gravité supérieure aux autres mais parce que leurs cas sont emblématiques et permettront de peindre un portrait complet des effets néfastes qu’ont eu les atteintes au droit à la liberté sur les citoyens maliens.
Cette femme victime de séquestration, cet homme arrêté et détenu arbitrairement, cette femme enlevée et plus tard libérée, et cet homme enrôlé de force – tous et toutes portent les souffrances du Mali.
Ce ne sont pas que les souffrances du Mali qu’elles portent mais aussi sa vision, son espoir, son pardon. Dans la salle, nous écoutons tous, ceux-ci en grands boubous, ceux-là en tenue militaire, les uns en pagne coloré, les autres en costume. Tantôt nous sommes épris de compassion et en larmes, tantôt inspirés par cette personne, qui sans motivation autre que son humanité, a sauvé la vie à une autre. Le Président a bien dit vrai – l’audience est une vraie thérapie collective.
Tous demandent la paix. Que la vérité soit dite. Une demande commune : tenons-nous par la main pour reconstruire le Mali. Ceux qui ont vécu le pire de l’humanité exhortent le Mali à faire ce qu’il y a de meilleur : se pardonner, retisser les liens brisés, se parler. Une des victimes rappelle que le Mali ne se construira pas sans ses enfants et sans pardon.
À maintes reprises, il est répété que la vengeance et la guerre ne laissent derrière eux que perte et regrets. La paix. À travers ces audiences, et plus encore, les Maliens se réuniront peut-être en un seul peuple, pour un seul but.
Ces voix qui résonnent, ces paroles qui marqueront l’histoire
Ça fait déjà un mois. Un mois plus tard et ces voix résonnent. Cette phrase prononcée par cette femme, certes en sanglots mais de voix portante et ferme, demeurera avec moi. Ce message est adressé au monde entier :
« Le Mali ne mérite pas ça! Nous ne sommes pas habitués à ça et nous ne nous habituerons pas à ça! »
J’entends encore cette autre voix qui a demandé une garantie que le Mali ne connaisse plus jamais ces douleurs :
« À tous ceux qui m’entendront, assurez-vous que notre descendance ne répète pas ces atrocités. »
Je ne sais toujours pas qualifier cette émotion ressentie à l’entrée des victimes, mais j’ai une certitude : la résilience de ces hommes et de ces femmes, cet espoir que même la guerre n’a pas su leur arracher, et ce pouvoir du pardon en eux, m’inspirent et donnent une raison d’être à ce travail de coopération que je fais.
Sur l’auteure
Marilynn Rubayika est conseillère juridique volontaire au Mali dans le cadre du projet « Stabilisation du Mali avec la Commission Vérité, Justice et Réconciliation ». Son travail contribue à la recherche de la vérité et la justice transitionnelle.