Démission du président Kuczynski: tenants et aboutissants sur le respect des droits humains et la séparation des pouvoirs au Pérou
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13 avril 2018
Diana P. Carvajal F
Conseillère juridique
2 avril 2017. Mes derniers mois chez APRODEH ont été mouvementés. Outre la violence et la répression, à l’origine de la plupart des dossiers judiciaires dans lesquels je suis impliquée, l’instabilité politique que traverse le Pérou représente une menace pour les droits des communautés en situation de vulnérabilité.
Depuis le début de mon mandat, l’État de droit et surtout la séparation des pouvoirs ont été remises en question à maintes reprises, du fait des pressions exercées par le Parlement sur des organes de l’État comme le Ministère public et le Tribunal constitutionnel. La démission du président Pedro Pablo Kuczynski, le 21 mars 2018, n’est ainsi que l’une des pièces du casse-tête politico-juridique qui caractérise la gouvernance au Pérou ces jours-ci.
Retour sur la démission du président Kuczynski
Une succession d’évènements, amorcée en décembre 2017, rendait hautement improbable le maintien en poste du président Kuczynski. Tout d’abord, il a fait face à une menace de déclaration d’incapacité morale permanente, dans la foulée des accusations de corruption liées à l’affaire Odebrecht, l’entreprise brésilienne soupçonnée de s’être livrée à des pratiques de paiement de pots-de-vin dans plusieurs pays d’Amérique Latine.
Cependant, des négociations entre Kenji Fujimori (fils de l’ex dictateur Alberto Fujimori) avec certains parlementaires du parti « Force populaire » lui ont permis d’échapper à une première tentative de destitution. En échange des votes en faveur de son maintien au pouvoir, Kuczynski s’engageait à octroyer le pardon et le droit de grâce à Fujimori. La tentative de destitution a échoué car le nombre des votes requis n’a pas été atteint et la résolution par laquelle le pardon a été octroyé a été signée trois jours après.
Le pardon à Fujimori
La décision du gouvernement à l’égard de l’ex dictateur Alberto Fujimori, au pouvoir de 1990 à 2000 et condamné en 2009 pour crimes contre l’humanité et corruption, continue d’inquiéter les organisations qui représentent des victimes de violations des droits humains commises pendant – et en lien avec – le conflit armé péruvien, en ce sens où le droit de grâce a, en pratique, les mêmes effets qu’une amnistie.
D’une part, n’eut été de la déclaration d’inconstitutionnalité du droit de grâce, rendue par la Chambre pénale nationale et applicable exclusivement dans l’affaire Pativilca qui concerne des exécutions extrajudiciaires dans lesquels Fujimori est apparemment impliqué, il aurait fallu arrêter l’enquête actuellement en cours contre lui.
D’autre part, le droit de grâce fait en sorte qu’il ne sera pas possible de l’incriminer dans le cadre de certains dossiers où il pourrait être impliqué, que l’on pense aux stérilisations forcées de milliers de femmes partout le pays ou à la disparition forcée de Wilfredo Terrones Silva.
De plus, le pardon présidentiel concédé à Alberto Fujimori, préoccupe grandement les représentants des victimes, notamment celles touchées par les massacres de Barrios Altos et de La Cantuta, dont le droit à la justice serait bafoué par la violation des ordonnances de la Cour Interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) en matière de sanction à l’endroit des responsables.
Portrait d’un imbroglio législatif
Avec le pardon présidentiel, PPK a provoqué des réactions adverses dans les sphères sociales et politiques qui, contre toute attente, avaient évité sa destitution.1 Sa chute s’est accélérée lorsqu’une vidéo à commencer à circuler à partir du 20 mars, laquelle montrait Kenji Fujimori promettant un projet de travaux publics en échange d’un vote contre la destitution.2
Le chaos qui a suivi le pardon à Fujimori et le scandale des achats de votes a créé des tensions entre les fils de Fujimori et à l’intérieur de Force populaire, parti majoritaire au Parlement et contrôlé par Keiko Fujimori (fille de l’ex dictateur) qui fait, elle aussi, l’objet d’une enquête pour financement illégal de sa campagne électorale par Odebrecht. Ces embrouilles ont mené à l’expulsion du parti Force Populaire de Kenji Fujimori, qui commence également à laisser voir son intérêt d’occuper la présidence du Pérou.
Quoi qu’il en soit, derrière la démission de PPK se cache également le pouvoir du parti Fujimoriste qui, dans les mots de Mario Vargas Llosa, « lui avait déjà renversé cinq ministres et maintenait son gouvernement paralysé ».3
Préoccupation sur l’avenir
Sa lettre de démission était, devant l’imminente destitution, le seul chemin pour Kuczynski. Son court passage par présidence du Pérou (1 ans et 8 mois) a déçu ceux qui gardaient l’espoir qu’il aurait tenu ses promesses de ne pas amnistier l’ex-dictateur ayant commis des graves violations des droits humains. Qui plus est, certains craignent que le Fujimorisme, renforcé par la remise en liberté de son chef, puisse regagner le pouvoir en 2021.
Pour l’instant, l’arrivée au pouvoir de Martin Vizcarra, premier vice-président et ex-ambassadeur péruvien au Canada, inquiète d’ores et déjà les organisations qui promeuvent les droits humains. Sa vision du développement, ses contacts avec des entreprises minières multinationales et son appui ouvert à l’activité extractive minière préoccupe notamment les défenseurs des droits au territoire et à l’environnement.
Sur l’auteure
L’auteure, Diana P. Carvajal F, est conseillère juridique volontaire. Elle est déployée au Pérou dans le cadre du projet « Protection des enfants, femmes et autres collectivités en situation vulnérable» mis en œuvre par Avocats sans frontières Canada (ASFC) et le Bureau international des droits des enfants (IBCR) grâce à l’appui financier du gouvernement du Canada. Á l’heure actuelle, elle appuie l’organisation Asociación Pro-Derechos Humanos (APRODEH), sur le plan de la défense des personnes et communautés victimes des violations des droits humains, par le biais du litige stratégique.
Références
1 – Juan Carlos Tafur, “PPK, de tumbo en tumbo”, El Comercio, 26 décembre 2017, en ligne: elcomercio.pe <https://elcomercio.pe/opinion/columnistas/ppk-indulto-keiko-tumbo-tumbo-juan-carlos-tafur-noticia-484171>.
2 – The Economist, Odebrecht strikes again: The short unhappy presidency of Pedro Pablo Kuczynski, 22 mars 2017, en ligne: economist.com https://www.economist.com/news/americas/21739218-after-presidents-sudden-resignation-country-may-calm-down-while-short-unhappy.
3 – Mario Vargas Llosa, “La traición de Kuczynski”, El País, 31 décembre 2017.