• Actualités

22 avril 2024

Les «Ainées pour le climat» célèbre l'annonce par la Cour européenne des droits de l'homme de la tenue d'une audience publique afin d'évaluer dans quelle mesure une nation comme la Suisse doit prendre des mesures plus efficaces contre le réchauffement climatique, le 29 mars 2023 © Greenpeace / Shervine Nafissi

L’affaire «Aînées pour le climat Suisse» démontre la force de la participation citoyenne pour lutter contre l’urgence climatique et faire respecter les droits humains.

 

La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a statué que la Suisse a manqué à ses obligations en matière de changements climatiques. Il s’agit d’une décision historique. C’est la première fois qu’une cour internationale rend une décision confirmant le lien entre les manquements d’un État à lutter contre la crise climatique et les violations des droits humains que cela entraîne. La décision dans l’affaire les «Aînées pour le climat Suisse» (Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse) démontre que des initiatives citoyennes peuvent créer une jurisprudence favorable aux droits humains.

 

Avocats sans frontières Canada (ASF Canada) vous explique pourquoi cette décision est importante et porteuse d’espoir partout dans le monde.

 

Une décision historique de la Cour européenne des droits de l’homme

 

La CEDH a conclu que la Suisse a manqué à ses obligations en matière de lutte contre les changements climatiques, violant ainsi le droit des requérantes à la vie privée et familiale ainsi que leur droit à un recours effectif devant un tribunal.

 

Cette décision marque la première fois qu’une cour internationale reconnaît le lien entre l’inaction climatique d’un État et les violations des droits humains. Elle ouvre la voie à de futures actions en justice contre l’inaction climatique des États et incite à un débat public plus large sur cette question.

 

L’impact des changements climatiques sur les droits humains attesté

 

L’arrêt de la CEDH affirme que les changements climatiques constituent, actuellement et dans le futur, une menace grave à la jouissance des droits humains. La lutte aux changements climatiques est donc primordiale pour limiter les risques encourus.

 

Les conséquences des changements climatiques touchent de manière disproportionnée les populations en situation de vulnérabilité, exacerbant les inégalités. Selon le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), des milliards de personnes vivent dans des conditions particulièrement vulnérables aux changements climatiques.

 

La mortalité liée à la chaleur a augmenté d’environ 30 % au cours des 20 dernières années, selon le «rapport sur l’état du climat en Europe» publié en 2024 par de l’Organisation météorologique mondiale et Copernicus.

 

Ces bouleversements climatiques sont également des moteurs majeurs de migrations forcées, créant des défis supplémentaires en matière de sécurité humaine, d’accès à l’eau et à la nourriture, ainsi que de conflits et de pertes d’emplois.

 

Le lien entre changements climatiques et droits humains confirmé

 

Dans son arrêt, la CEDH européenne des droits de l’homme établit un lien direct entre changements climatiques et protection des droits humains. Elle consacre le droit à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie.

 

La protection des droits humains est ainsi intrinsèquement liée à la lutte contre les changements climatiques et à la transition écologique. Pourtant, cette relation est souvent sous-estimée dans les politiques nationales et internationales.

 

Cependant, la communauté internationale a reconnu l’importance de ce lien. En 2021, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a affirmé que le droit à un environnement propre et durable est un droit humain fondamental.

 

La participation citoyenne, un important levier de changement

 

Cette décision démontre que les citoyennes et les citoyens peuvent jouer un rôle déterminant dans la protection des droits humains face aux défis climatiques. Les groupes et les individus en situation de vulnérabilité sont conscient.e.s de leurs droits et capables de les revendiquer avec succès dans le cadre de la justice internationale. C’est un exemple d’autonomisation par le droit qui suscite de nombreux espoirs partout dans le monde. ASF Canada s’en réjouit : la participation citoyenne étant au coeur du travail de notre organisation.

 

Le litige stratégique comme outil de protection des droits humains

 

La capacité qu’a cette décision de générer des impacts auprès d’autres juridictions démontrent toute la pertinence du litige stratégique.

 

En utilisant le litige stratégique de droits humains, les citoyens peuvent exercer une pression juridique sur les États pour qu’ils prennent des mesures plus efficaces contre les changements climatiques. Cette stratégie vise à créer des changements significatifs dans la jurisprudence, les normes juridiques, les politiques, et les institutions, tant au niveau national qu’international. Depuis plus de vingt ans, ASF Canada démontre l’efficacité du litige stratégique de droits humains : l’an dernier seulement, notre organisation a soutenu plus de 100 cas emblématiques dans 8 pays et permis des avancées notables pour les personnes en situation de vulnérabilité.

 

Les défis posés par les changements climatiques ont atteint une urgence critique, nécessitant une réponse concertée et immédiate de la part de la communauté internationale. Le réchauffement climatique sans précédent des dernières années ainsi que l’augmentation des événements climatiques extrêmes ont des répercussions profondes sur tous les aspects de la société, allant de l’économie à la sécurité nationale en passant par la santé et les droits humains.

 

La décision de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse marque une étape importante dans la reconnaissance du lien entre les changements climatiques et les droits humains. Le rôle fondamental qu’a joué la participation citoyenne dans cette cause confirme le pari de l’autonomisation par le droit : les personnes en situation de vulnérabilité, en prenant conscience de leurs droits et en les revendiquant efficacement, peuvent contribuer à la protection des droits humains partout dans le monde.

 

Questions et réponses sur la décision de la CEDH

 

Qui est à l’origine de cette décision historique?

 

L’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse (les Ainées pour le climat Suisse) concerne une requête, déposée en 2020, par quatre femmes et l’association des Aînées pour le climat contre le gouvernement suisse, auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Les requérantes, regroupées en association et dont la moyenne d’âge est de 73 ans, allèguent que le gouvernement suisse n’a pas pris de mesures suffisantes pour atténuer les effets du réchauffement climatique, et par conséquent viole leurs droits humains, et particulièrement leur droit à la vie et leur droit au respect de la vie privée et familiale, consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après la Convention). En effet, elles estiment être particulièrement touchées par le réchauffement climatique, celui-ci ayant un impact direct sur leurs conditions de vie et leur santé.

 

Que dit la décision de la Cour?

 

La Cour, dans son arrêt rendu le 9 avril 2024, a conclu que la Suisse a manqué à ses obligations en matière de lutte contre les changements climatiques en ne prenant pas les mesures pertinentes en la matière et a violé le droit au respect à la vie privée et familiale et le droit à un accès à un tribunal des requérantes. Plus précisément, la Cour consacre au sein de l’article 8 de la Convention (droit au respect de la vie privée et familiale), un droit à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie.

 

Il s’agit d’une décision historique puisque c’est la première fois qu’une juridiction internationale de protection des droits humains rend un arrêt validant le lien entre les manquements d’un État à lutter contre les changements climatiques et les violations des droits humains que cela entraîne. L’arrêt fait donc jurisprudence et les personnes vivant dans les 46 États du Conseil de l’Europe pourront utiliser ce précédent afin de s’assurer que les politiques climatiques de leurs États respectifs garantissent la jouissance de leurs droits humains.

 

Quel lien fait la Cour entre les changements climatiques et les droits humains?

 

La Cour affirme l’existence du changement climatique; que celui-ci constitue, actuellement et dans le futur, une menace grave à la jouissance des droits humains; que les États ont conscience de ces changements et de leurs répercussions; qu’ils sont en mesure de prendre des dispositions pour y faire face; que limiter le réchauffement climatique permettrait de diminuer les risques; et enfin, que les efforts actuels en matière d’atténuation du réchauffement climatique sont insuffisants (para 436).

 

Notons que la Cour, afin d’analyser le lien de causalité entre changements climatiques et droits humains, fait référence à de nombreuses études scientifiques sur le sujet, mais également au fait que les États ont eux-mêmes reconnu les conséquences de ces changements et se sont engagés à prendre des mesures d’atténuation et d’adaptation. À cet effet, elle indique que les actions et omissions des États en matière climatiques peuvent avoir un lien de causalité avec les dommages subis par les personnes.

 

Que dit le droit international à ce sujet?

 

La Cour rappelle également les nombreux instruments juridiques internationaux, contraignants ou non, consacrant le lien entre changements climatiques et droits humains, comme cela est le cas notamment de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples qui reconnaît, au sein de son article 24, que “Tous les peuples ont droit à un environnement satisfaisant et global, propice à leur développement” ou encore, de la Résolution 48/13 du Conseil des droits de l’Homme qui reconnaît que le droit à un environnement propre, sain et durable constitue un droit humain.

 

S’interrogeant sur la portée de l’application de l’article 8 de la Convention, relatif au droit au respect de la vie privée et familiale, la Cour estime que celui-ci englobe les “effets négatifs que des dommages ou risques de dommages environnementaux d’origines diverses entraînent sur la santé, le bien-être et la qualité de vie des personnes” (para 544).

 

Ainsi, cet arrêt consacre un droit pour les personnes à bénéficier de la protection effective de l’État contre les effets négatifs des changements climatiques. Ce droit se traduit à travers l’existence d’obligations positives pour ces derniers, et notamment celle de mettre en place un cadre législatif et administratif afin de protéger de manière effective la vie et la santé humaines.

 

Bref, la lutte contre les changements climatiques et la protection des droits humains ne peuvent être pensées l’une sans l’autre !

 

En quoi cette décision est-elle pertinente pour d’autres régions du monde?

 

Les répercussions de cet arrêt vont bien au-delà de l’Europe. En effet, ce sont toutes les composantes de celui-ci qui constituent une source d’inspiration pour les défenseur.euse.s des droits humains : le lien entre la lutte contre les changements climatiques et leurs répercussions sur les droits humains, la mobilisation des personnes en situation de vulnérabilité pour faire respecter leurs droits et enfin, l’importance du litige stratégique dans la recherche d’une justice climatique.

 

Les répercussions de cet arrêt pourraient-elles se faire ressentir jusqu’au Canada ?

 

Le Canada n’a consacré que très récemment le droit à un environnement sain avec la Loi sur la protection de l’environnement. Néanmoins, les actions citoyennes n’ont pas attendu cette avancée législative. Dans l’Affaire La Rose c. Canada, de jeunes citoyens font valoir qu’ils sont touchés de manière disproportionnée par les effets du réchauffement climatique du fait de l’inaction du gouvernement canadien. Ainsi, ils allèguent que le gouvernement fédéral viole leurs droits à la vie, à la liberté et à la sécurité, garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, en ne luttant pas adéquatement contre le réchauffement climatique. En décembre 2023, la Cour d’appel fédérale a autorisé la tenue d’un procès, estimant qu’il ne fait aucun doute que la jeunesse canadienne sera affectée de manière disproportionnée par les conséquences du réchauffement climatique.

 

Il est à espérer que le recours par la Cour européenne aux standards internationaux pour interpréter les obligations des États à prendre les mesures nécessaires et adéquates pour protéger notamment la vie et la santé humaine des conséquences des changements climatiques fera des émules chez les juges canadiens dans l’évaluation de la portée des obligations du Canada en l’espèce.

 

Quel rôle ont joué les citoyennes dans ce recours?

 

Cette décision juridique est d’abord et avant tout l’œuvre des femmes les plus concernées par les conséquences des changements climatiques, constituant ainsi un exemple parfait d’autonomisation par le droit.

 

La jouissance des droits humains ne peut être pleinement comprise que selon une perspective de genre et intersectionnelle. Cet état de fait est parfaitement exprimé par l’association Aînées pour le climat :

 

«En tant que femmes âgées, nous souffrons particulièrement des conséquences du réchauffement climatique. Le changement climatique, avec ses canicules de plus en plus fréquentes et plus intenses, met la vie des personnes âgées en danger, en particulier les femmes. Nous le constatons personnellement dans notre vécu et il s’agit d’un fait confirmé par de nombreuses études ainsi que par les chiffres de la Confédération. Comparées à la population en général, nous sommes exposées à un risque nettement plus élevé de décès et de troubles de la santé pendant les canicules.»

 

L’impact différencié des changements climatiques sur les femmes a également été mis en lumière par le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes qui, dans sa Recommandation no 37 relative aux aspects liés au genre de la réduction des risques de catastrophe dans le contexte des changements climatiques, préconise aux États de prendre un certain nombre de mesures afin de pallier les risques spécifiques encourus par les femmes et les filles du fait des changements climatiques, notamment en matière de lutte contre les violences basées sur le genre. Par ailleurs, l’arrêt de la Cour met en lumière l’importance de l’action collective et «rappelle l’importance du rôle que jouent les associations dans la défense de causes spéciales en matière de protection de l’environnement, élément déjà relevé dans sa jurisprudence (..), ainsi que la pertinence particulière de l’action collective face au changement climatique, phénomène dont les conséquences ne se limitent pas spécifiquement à certains individus» (para 622).

 

Quelles sont les opportunités de litige stratégique auprès des instances internationales?

 

La sollicitation des juridictions internationales relativement au lien existant en matière de changements climatiques et de protection des droits humains ne constitue pas seulement un enjeu européen. Ainsi, une convergence du traitement de la thématique peut être observée au niveau international: en 2018, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a rendu un avis consultatif indiquant que le droit à un environnement sain constitue un droit humain fondamental, et elle est de nouveau sollicitée pour un avis consultatif actuellement afin de connaître la portée des obligations des États en matière d’urgence climatique au regard du système interaméricain de protection des droits humains. C’est également une demande d’avis consultatif qui a été faite auprès de la Cour internationale de justice en 2023, par l’Assemblée générale des Nations unies, afin de savoir si les États ont des obligations spécifiques en vertu du droit international pour prévenir et corriger les effets néfastes des changements climatiques, afin de protéger le système climatique et les générations futures.

 

En 2023, 143 affaires portant sur les conséquences des changements climatiques sur les droits humains ont été recensées, que ce soit au niveau national, régional, international, incluant les organes onusiens.

 

Ainsi, la sollicitation des juridictions par l’entremise d’un litige stratégique portant sur les effets des changements climatiques sur les droits humains constitue une stratégie privilégiée pour la protection de ces derniers, puisque ce type de litige est en mesure de créer des changements juridiques, normatifs, jurisprudentiels, institutionnels ou encore sociétaux. Espérons donc que l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme ait des répercussions sur les futures interprétations juridiques d’autres systèmes de protection des droits humains, dont le système interaméricain et africain.