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22 février 2018

Diana P. Carvajal F.

Conseillère juridique volontaire

 

« Ni oubli, ni pardon, sanction aux coupables! Pas de haine, pas de vengeance, ce n’est qu’un désir de justice! »

 

Proches des victimes de Pativilca, devant la Chambre pénale nationale

 

Le vendredi 26 janvier 2018 a eu lieu l’enquête préliminaire contre l’ex-dictateur Alberto Fujimori, poursuivi en lien avec les meurtres commis le 29 janvier 1992 à Pativilca, district essentiellement agricole situé au nord de la province de Lima. J’ai accompagné à cette occasion l’Association Pro-Droits Humains (APRODEH) qui, au nom de la partie civile, demandait à la Chambre pénale nationale d’invalider la grâce humanitaire qui a été accordée le 24 décembre 2017 par le président Pedro Pablo Kuczynski. De l’avis d’APRODEH, cette décision pouvait causer l’extinction de l’action pénale en cours contre l’ancien dictateur, en violation du droit des victimes et de la société à la justice.

 

Les meurtres de Pativilca

 

Les crimes de Pativilca se sont produits le 29 janvier 1992, lorsque des agents du Comando de liberación nacional« Groupe Colina » ont tué six jeunes sous le prétexte qu’ils étaient membres de la guérilla marxiste du « Sentier lumineux».

 

Le Groupe Colinas était un escadron militaire créé par la Direction d’intelligence de l’armée péruvienne (DINTE), sous la présidence d’Alberto Fujimori, dans le but de retrouver et capturer des terroristes. Ce groupe fut actif au Pérou de 1990 à 1994 et il a été trouvé responsable de plusieurs violations des droits humans, dont les massacres de Barrios Altos, Santa et La Cantuta.

 

La poursuite pour les assassinats de John Calderón Rios, Toribio Ortiz Aponte, Felandro Castillo Manrique, Pedro Rivera Agüero, Ernesto Arias Velásquez et César Rodríguez Esquivel à Pativilca a commencé le 15 novembre 2011. Au cours de l’enquête, Vladimiro Montesinos Torres, conseiller présidentiel et chef du Service national d’intelligence (SIN)1 sous la présidence de Fujimori, ainsi que Nicolas de Bari Hermoza Rios, Julio Rolando Salazar Monroe, Juan Nolberto Rivero Lazo et Federico Augusto Navarro Pérez, tous de hauts gradés de l’armée péruvienne, ont été accusés en tant qu’auteurs intellectuels des crimes.

 

Un pardon injustifié

 

La décision du pouvoir exécutif d’accorder le pardon à Fujimori repose sur des motifs humanitaires. Cependant, la partie civile a avancé que l’exécutif n’a pas donné de motifs convaincants pour justifier la libération. À ce sujet, Gloria Cano, directrice exécutive d’APRODEH, a exprimé devant le tribunal que « [l]a grâce présidentielle ne peut être accordée aux individus condamnés pour crimes contre l’humanité. »

 

De plus, la partie civile a fait valoir que les exigences constitutionnelles et procédurales relatives à l’octroi du droit de grâce n’ont pas été respectées. Pour ces raisons, les avocats des victimes du massacre de Pativilca ont demandé à la Chambre pénale nationale de poursuivre l’enquête contre Alberto Fujimori, afin de clarifier sa responsabilité pénale dans ces terribles événements.

 

Avec bonheur, les représentants des victimes ont reçu la récente décision de la Chambre pénale nationale, qui en exercice du contrôle judiciaire, a annulé les effets juridiques de la résolution qui accordait la grâce à Alberto Fujimori, en ce qui concerne l’affaire Pativilca. La décision permet alors de continuer avec la poursuite contre l’Ex Président pour ces crimes.

 

Des actions menées devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme

 

Le 2 février 2018, APRODEH a également participé à une audience publique de suivi des cas Barrios Altos (2001) et La Cantuta (2006) devant la Cour interaméricaine des droits de l’homme (CourIDH) afin d’exposer la violation, par le biais du pardon octroyé a Fujimori, des ordonnances rendues par ce tribunal dans ces deux cas emblématiques des violations des droits de l’homme au Pérou.

 

La Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) a formellement demandé à la CourIDH d’ordonner l’annulation du droit de grâce accordé à M. Fujimori, en affirmant que cet acte contrevient les principes fondamentaux de justice pour les victimes de violations des droits humains.

 

À la demande d’APRODEH, Alicia Ely Yamin, professeure à l’Université de Georgetown  et Directrice du Programme « Initiative de santé de droits de l’homme » et Gonzalo Gianella Malca, médecin péruvien spécialisé en pneumologie, ont présenté à la Cour IDH un amicus curiae, avec des arguments qui contestent la validité des conclusions adoptées par la Commission médicale chargée d’évaluer la santé du prisonnier Fujimori et le rapport qui a servi de fondement à l’octroi du droit de grâce.

 

Tout d’abord, le document souligne la présence au sein de la Commission médicale du médecin Juan Postigo (médecin de famille de M. Fujimori depuis 1997), en rappelant qu’en 2013, la Commission des grâces présidentielles avait rejeté l’inclusion du doctor Postigo sur ce panel en raison de sa proximité avec M. Fujimori, incompatible avec les exigences d’objectivité et d’impartialité attendues de ces experts. De plus, le document présenté à la Cour inclut une liste de 18 médecins qui ont les mêmes compétences professionnelles du médecin Postigo et qui auraient pu être nommés à sa place.

 

L’amicus curiae soutient que le pardon a été octroyé de façon précipitée car les motifs au soutien de la Résolution du président Kuczynski2 apparaissent faibles et peu convaincants. On n’évoque  pas de façon précise le risque d’augmentation de la gravité d’une fibrillation auriculaire encouru  par Fujimori. Le document explique par ailleurs rigoureusement le protocole d’attention de la maladie et clarifie qu’elle peut être traitée de manière relativement simple par la prise de médicaments.

 

Or, dans certains cas, lorsque les pénitentiaires ne disposent pas de médicaments requis pour traiter les conditions de santé des détenus, l’octroi de la grâce humanitaire est offerte sur la base d’arguments valides. Cependant, dans le cas d’Alberto Fujimori, selon les experts, il n’y a pas de risque d’aggravation de sa maladie en prison, contrairement à ce qui a été prétendu.

D’autres organisations, engagées dans la promotion et la défense des droits humains, se sont également prononcées au moyen d’un amicus curiae, sur l’incompatibilité entre le pardon présidentiel et les obligations internationales du Pérou et sur le fait que le pardon présidentiel contrevient aux droits des victimes.3

 

La portée du pardon accordé, question qui n’est pas clairement établie dans la résolution présidentielle, est également motif d’inquiétude, particulièrement, car la remise de peine pourrait violer le droit d’enquêter, poursuivre et sanctionner d’autres graves violations des droits humains.4

 

On s’attend à ce que la décision de la Cour accueille les arguments en faveur des victimes et rappelle les obligations internationales de l’État péruvien, notamment celles relatives au respect des droits des victimes et ordonne en conséquence l’annulation du pardon accordé à l’ex dictateur Alberto Fujimori.

 

ASFC et APRODEH se réjouissent donc du premier résultat de ses interventions dans l’affaire Patilvica et reste dans l’attente des décisions des organes internationaux sur l’incompatibilité du pardon octroyé avec les obligations internationales du Pérou.

 

L’importance de l’annulation définitive de la Résolution nº 281-2017-JUS sera également exposée devant la CIDH, lors de l’audience qui aura lieu à ce sujet le 2 mars prochain.

 

Sur l’auteure 

 

L’auteure, Diana P. Carvajal F., est conseillère juridique volontaire déployée au Pérou dans le cadre du projet « Protection des enfants, femmes et autres collectivités en situation vulnérable». Ce projet est mis en œuvre par Avocats sans frontières Canada (ASFC) et le Bureau international des droits des enfants (IBCR) grâce à l’appui financier du gouvernement du Canada. Á l’heure actuelle, elle appuie l’organisation partenaire Asociación Pro-Derechos Humanos (APRODEH), sur le plan de  la défense des personnes et communautés victimes des violations des droits humains.

 

Références 

 

1 – Organe du pouvoir exécutive, responsable de la production, de l’intégration, de la direction, de la coordination, du contrôle et de la mise en œuvre des activités de renseignement et de contre-espionnage requises par la Sécurité nationale et la Défense, conformément au Décret-Loi nº 25635 du 2012. Cet organe a été supprimé en 2000 après qu’on aurait découvert les activités criminelles de Vladimiro Montesinos.

2 – Résolution Suprême nº 281-2017-JUS du 24 décembre 2017.

3 – Centro de Estudios Legales y Sociales (CELS), Asociación Abuelas de Plaza de Mayo et Federación Internacional de Derechos Humanos (FIDH), Casos Barrios Altos y La Cantuta, Supervisión de cumplimiento de sentencias, janvier 2018, en ligne: <https://www.cels.org.ar/web/wp-content/uploads/2018/02/AMICUS_CURIAE_FIDH-CELS-Abuelas-Plaza-de-Mayo.pdf>.

4 – Amnistie Internationale, Memorial en derecho como amicus curiae en los casos “La Cantuta” y “Barrios Altos” vs. Perú (supervisión de cumplimiento de sentencias), 31 janvier 2018, en ligne: <https://www.amnesty.org/fr/documents/document/?indexNumber=AMR46%2f7821%2f2018&language=es>.