Depuis plus de vingt ans, Silvano Caicedo et Benjamín Mosquera se battent pour obtenir réparation après un des plus importants désastres écologiques de la Colombie: le déversement volontaire d’eaux contaminées dans une rivière de leur communauté par une entreprise hydroélectrique. Voici le portrait de deux leaders communautaires qui puisent leur courage dans la rivière pour mieux la protéger.
Le 23 juillet 2001, la vie des membres de la communauté d’Anchicaya a changé à jamais lorsqu’une compagnie hydroélectrique a ouvert les vannes d’un barrage sur la rivière du même nom et a laissé se déverser 4 millions de mètres cubes de boue putréfiée, tuant toute forme de vie.
Lorsque Silvano Caicedo parle de cet événement, il a les larmes aux yeux et la gorge nouée. Pour cet homme veuf de 57 ans, la rivière Anchicaya représente tout. Elle irrigue ce territoire peuplé par les populations noires et installées ici durant la colonisation espagnole; la rivière les a vu naître, les a nourri, les a transportées. Cette dernière prend sa source dans la Vallée du Cauca, région côtière de l’ouest de la Colombie, et se jette dans l’océan Pacifique. Pour ce catéchiste et conseiller en santé communautaire, très attaché à ses racines africaines, ce cours d’eau est source de vie, à la fois physique et spirituelle.
«La rivière Anchicaya représente pour moi mon père et ma mère; elle est ma raison de vivre.» – Silvano Caicedo
Même indignation du côté de Benjamín Mosquera, le frère de lutte de Silvano: pour cet enseignant et coordonnateur pédagogique de 50 ans, ce qui s’est passé ici doit être connu du monde entier. Pendant 25 ans, la centrale hydroélectrique, qui a été vendue et achetée à plusieurs reprises et qui appartient maintenant à CELSIA, a été négligée. Faute d’entretien adéquat, des boues contaminées se sont accumulées. La compagnie décide en 2001 de tout simplement ouvrir les vannes pour se débarrasser de la vase putréfiée.
Benjamin explique l’impact de cette action sur la nature et la communauté: «L’eau contaminée a causé de nombreux problèmes de santé aux membres de ma communauté, comme des infections cutanées. Les terres fertiles ont été inondées, ce qui a provoqué un déséquilibre nutritionnel, surtout chez les enfants. Le lit de la rivière a été modifié et la sédimentation complique la navigation et les activités économiques, sociales et culturelles de notre peuple.»
Ce désastre provoqué par la compagnie a contraint la plupart des habitants à quitter le territoire ancestral et à vivre dans des municipalités voisines dans des conditions précaires, ce qui a incité certains jeunes à joindre les groupes armés. Des 6 000 personnes qui habitaient le territoire, il n’en reste que 1 500.
Les deux leaders et la communauté d’Anchicaya portent à bout de bras cette cause depuis des années, alertant la communauté internationale. Avec l’aide de leur avocat, Germán Ospina, ils ont intenté une action collective en justice contre l’entreprise et l’État colombien, pour violations des droits environnementaux, droits à la santé, droits à une saine alimentation et à une vie digne pour toutes les personnes de la communauté.
Avocats sans frontières Canada les accompagne également depuis 10 ans, à travers des recours juridiques (amicus curiae) à la Cour constitutionnelle de Colombie et auprès du Système interaméricain des droits de l’homme à Washington. L’objectif est de démontrer que l’impact du déversement de ces boues contaminées va au-delà de la contamination de la rivière et s’inscrit dans un processus historique d’exclusion et de discrimination vécu par ces populations afrodescendantes et amplifié par le conflit armé.
«Nous sommes très reconnaissants de l’appui que nous donne ASF Canada. Ils nous accompagnent dans tout le processus juridique, ce qui a contribué à braquer les projecteurs sur notre tragédie, tant au niveau national qu’international. Cela a modifié le regard des juges et magistrats sur notre cause.» – Benjamín Mosquera
Après plusieurs victoires et revers devant la justice colombienne, en juillet 2021, le Conseil d’État colombien a ordonné le paiement de 203 millions de pesos colombiens (l’équivalent de 68 millions de dollars canadiens) aux victimes du désastre écologique ainsi que la mise en place de mesures compensatoires telles que la création d’un programme de substitution alimentaire, un projet de pisciculture et une aide agricole. Toutefois, le Conseil n’a reconnu que 50 victimes dans le jugement. En désaccord avec ce recensement, la communauté a refusé d’accepter cette décision et les recours judiciaires se poursuivent.
Bien que toutes les instances juridiques aient été épuisées en Colombie, la lutte se poursuit maintenant devant le système interaméricain des droits de l’homme.
Silvano et Benjamin ont l’intention de continuer à lutter pour la justice et la protection de la rivière.
«Aujourd’hui, je veux dire à la rivière Anchicaya que nous l’apprécions et que nous sommes reconnaissants pour tout ce qu’elle nous a donné. Que nous en faisons partie et que nous sommes prêts à poursuivre notre lutte. Et en tant que ses enfants, nous sommes prêts à jouer notre rôle et à la défendre autant que nous le pouvons.» -Benjamin Mosquera
Quelques faits sur la communauté d’Anchicayá
– Les leaders de la communauté afro-descendante de la rivière Anchicayá à Buenventura, en Colombie, ont reçu le « Prix national des droits humains » pour leurs vingt ans de démarches judiciaires visant à assurer la défense de leur territoire. Plus de détails ici.
– Avocats sans frontières Canada déploie ses activités en Colombie depuis 2003 et jouit d’une présence permanente depuis 2011. Son équipe agit depuis son bureau à Bogota.
Cette publication a été réalisée grâce à l’appui financier du Ministère des Relations internationales et de la Francophonie du Québec à travers le programme NQSF.