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26 avril 2018

Par Ivan Skafar

Conseiller juridique volontaire

 

Dans le cadre des rencontres exploratoires ayant pour but de bâtir des liens avec les organisations de la société civile haïtienne qui se sont tenus entre novembre 2017 et février 2018 dans le cadre du projet Accès à la justice et lutte contre l’impunité en Haïti (ci-après « AJULIH »), l’équipe d’Avocats sans frontières Canada en Haïti a fait la connaissance de KOURAJ (« courage » en créole haïtien), une organisation qui lutte pour la défense des droits des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et intersexuées (LGBTI) dans le pays.

 

« Les gens disent que mes paroles sont choquantes, que je suis choquant, mais je vais continuer d’être choquant pour protéger mes concitoyens. »

 

Charlot Jeudy

 

Captivé par l’énergie et la motivation des membres de cette organisation, j’ai décidé que je voulais essayer de comprendre l’ampleur de cette problématique. Pour ce faire, j’ai eu la chance de m’asseoir avec Monsieur Charlot Jeudy, Président du comité exécutif de KOURAJ, qui m’a généreusement éclairé sur la situation défavorable des minorités sexuelles en Haïti.

 

En Haïti, exprimer sa sexualité peut être dangereux

 

Cette réponse de Monsieur Jeudy à mon questionnement sur le nom de son organisation est extrêmement révélatrice de cette triste réalité.

 

« Pour vivre son homosexualité dans mon pays, il faut avoir du courage. »

 

En Haïti, l’homosexualité est associée à tout ce qui est mal, et est même considérée comme une pratique diabolique. Conséquemment, il n’est pas surprenant que la situation des personnes LGBTI se caractérise par un manque flagrant de disponibilité et d’accessibilité aux soins de santé ainsi qu’au soutien juridique pour défendre leurs droits.

 

Pour exprimer sa sexualité, une personne LGBTI doit être prêt(e) à vivre une certaine exclusion dans toutes les facettes de la société, ce qui inclut même une perte presque immédiate et totale de ses relations sociales et familiales, ainsi que l’exclusion du monde des salariés.

 

Les racines de ce problème sont ancrées dans le fait que la société haïtienne est sous l’influence de leaders politiques et religieux qui l’inondent de discours homophobes. Après le tremblement de terre de 2010, certaines personnes sont même allées jusqu’à accuser les homosexuel(le)s d’être responsables de cet événement dévastateur. Ces idées discriminatoires, voire farfelues, favorisent évidemment un climat de violence contre les personnes LGBTI qui sont souvent la cible d’actes d’intimidation et d’agression physique, d’arrestations arbitraires et de pratiques discriminatoires.

 

L’influence croissante de l’évangélisme en Haïti a eu l’effet d’aggraver le sentiment d’insécurité de ces personnes déjà en situation de vulnérabilité. Depuis 2013, il y a des manifestations homophobes dans les rues de Port-au-Prince, ce qui inclut la manifestation du 19 juillet 2013 concernant le mariage entre les personnes de même sexe.

 

 

En 2016, un festival de cinéma LGBTI a même été annulé à la suite de menaces sérieuses de meurtre et d’incendie des lieux où allaient se tenir les projections. Certaines personnalités politiques étaient parmi ceux qui appelaient au boycott de ce festival « contraire à la morale sociale et nos bonnes mœurs ».

 

Il est très important de souligner le fait que ce groupe minoritaire ne bénéficie encore d’aucune protection de son propre gouvernement. L’homophobie est même encouragée, d’une certaine manière, par le gouvernement haïtien qui discrimine expressément les personnes LGBTI à même les textes de lois.

 

La législation haïtienne comme outil de discrimination?

 

En plus de la discrimination indirecte que l’on peut retrouver à travers les différents codes de lois haïtiens, la nouvelle loi réformant l’adoption en Haïti, promulguée le 28 octobre 2013, utilise explicitement l’orientation sexuelle comme critère d’accessibilité pour un couple qui veut adopter un enfant. Selon l’article 8 de cette loi, l’adoption peut être demandée conjointement par un couple hétérosexuel marié seulement.

 

La situation déjà précaire de la communauté LGBTI devient ainsi de plus en plus critique à cause d’une volonté politique hostile qui s’appuie sur la protection de la famille. Les plus récentes manifestations de cette intention discriminatoire prennent forme à l’intérieur de deux propositions de loi émanant du Sénat et qui se retrouvent maintenant devant la chambre des députés :

 

– La  Proposition de loi portant renforcement des dispositions relatives au mariage et à la protection de la famille; et

– La Proposition de loi sur la réputation et le certificat de bonnes vies et mœurs.

 

La première proposition définit expressément le mariage à son article premier comme « l’union d’un homme et d’une femme ». La pratique de toute autre interprétation de cette célébration d’amour est criminalisée et les manifestations publiques d’appui à l’homosexualité ainsi que toute forme de promotion ou de prosélytisme en faveur de l’homosexualité sont aussi interdites par cette proposition.

 

Ce projet de loi précise que les auteurs, co-auteurs et complices d’un mariage homosexuel risquent une peine de 3 ans de prison ferme et une amende de 500 000 gourdes, ce qui représente presque 10 000 dollars canadiens. En outre, elle permet à tout citoyen de demander à la force publique de s’opposer à la célébration d’un mariage entre personnes de mêmes sexes, aux manifestations publiques d’appui à l’homosexualité, ou au prosélytisme en faveur de l’homosexualité.

 

La deuxième proposition précise des critères à remplir pour obtenir un certificat de bonnes vie et mœurs, lequel est requis pour accéder à certains services publics, à des institutions publiques et privées, à des emplois ainsi qu’à des postes électifs. Le terme « homosexualité » ne se retrouve pas explicitement dans la plus récente version de la proposition. Cependant, KOURAJ et la communauté LGBTI en Haïti craignent que le texte de celle-ci puisse tout de même avoir des conséquences néfastes pour les personnes LGBTI.

 

 

Drapeau de la communauté lesbienne, gaie, bisexuelle, transgenre et intersexe (LGBTI)

 

Les notions importantes et les termes employés dans ce projet de loi ne sont pas définis d’une manière assez précise pour exclure une interprétation qui inclurait l’homosexualité ou toute autre comportement sexuelle non-nocif comme un comportement « contraire aux bonnes mœurs ». Le terme « pudeur » par exemple, qui fait partie des comportements sexuels « contraires aux bonnes mœurs » énumérés à l’article 4 du projet de loi, pourrait facilement être interprété de manière à considérer l’homosexualité comme une « atteinte à la pudeur ».

 

Il y a donc des risques que cette proposition, si adoptée, soit utilisée pour discriminer contre les personnes LGBTI. Ce qui est tristement fort probable considérant le fait que la version originale qui a été approuvée par le Sénat incluait « l’homosexualité avérée » dans la liste des comportements réputés contraires aux bonnes mœurs. Le sénateur responsable pour cette proposition a aussi déclaré publiquement que les comportements homosexuels seraient visés par cette loi.

 

Les politiciens responsables de ces deux projets de loi promeuvent le récit selon lequel l’homosexualité contredit les valeurs de la société haïtienne, alors que la Constitution haïtienne, ainsi que les traités internationaux qu’Haïti a ratifiés comme la Déclaration universelle des droits de l’homme, interdisent toute forme de discrimination.

 

KOURAJ a fait une analyse exhaustive de ces propositions de loi en ce qui concerne leur conformité avec le droit haïtien et le droit international des droits humains (Il n’y a pas d’ hyperlien pour ce document, KOURAJ est en train de travailler sur un résumé vulgarisé de ce document avant de le mettre en ligne). La conclusion principale de cette analyse est que ces propositions de lois sont discriminatoires et, si adoptées, auront l’effet d’entraver de manière indue la pleine jouissance des droits fondamentaux dans des conditions d’égalité des personnes appartenant à la communauté LGBTI.

 

Ces projets de loi, s’ils sont adoptés, constitueraient un recul important en Haïti pour le respect des droits des membres de la communauté LGBTI.

 

Quel avenir pour les des droits des personnes LGBTI en Haïti?

 

Malgré le portrait sombre que Monsieur Jeudy m’a partagé à propos de la situation de la communauté LGBTI en Haïti, ce dernier demeure toutefois optimiste pour le futur.

 

Il tenait absolument à souligner le fait que, nonobstant les obstacles et les forces puissantes qui les opposent, de nombreux(ses) citoyen(ne)s haïtien(ne)s s’engagent et s’organisent pour lutter pour la liberté et l’égalité. Il y a un mouvement important qui se développe pour dénoncer les violations des droits humains et pour vaincre la discrimination dans toutes ces formes.

 

Chose certaine, renverser cette tendance au sein de la société haïtienne n’est pas un mince exploit. L’objectif ne nécessite rien de moins qu’une évolution en profondeur de la pensée collective des haïtien(ne)s à l’endroit de la diversité sexuelle, ce qui représente un réel changement de paradigme sur les plans culturel et social. KOURAJ a donc vraiment du pain sur la planche, mais selon Monsieur Jeudy, ils et elles continueront à se battre jusqu’à ce que l’égalité règne en Haïti.

 

C’est précisément ces personnes et ces groupes que le projet AJULIH et le projet Protection des droits des enfants, femmes et collectivités vulnérables (PRODEF) continuera d’accompagner et de soutenir dans leurs actions de plaidoyer.