Samuel Gagnon
Conseiller juridique volontaire
Depuis plusieurs mois, l’agitation revient périodiquement dans les rues de Port-au-Prince. Sur les ondes radio, le compas1 – pourtant si populaire – semble avoir été déclassé. En Haïti, une question est sur toutes les lèvres : « Kot kòb Petwo Karibe a ? » (Où est l’argent de PetroCaribe ?). Derrière cette question se cache un problème beaucoup plus complexe, celui de la gestion des fonds publics. Qu’est-ce qui caractérise le phénomène de corruption en Haïti ?
Le fonds PetroCaribe
Au printemps 2006, Haïti a adhéré au programme PetroCaribe mis sur pied par le Venezuela. Ce programme permettait à divers pays des Caraïbes de s’approvisionner en produits pétroliers au prix international du marché, mais à des conditions préférentielles de paiement. Selon les termes de l’accord, Haïti n’avait qu’à payer un certain pourcentage de sa facture pétrolière à la livraison, le solde devant être remboursé sur une période de 25 ans – incluant deux années de grâce – à un taux d’intérêt annuel de 1 %.
Pour l’achat de près de 30 millions de barils de produits pétroliers, l’État haïtien2 a donc servi d’intermédiaire entre le fournisseur vénézuélien et les entreprises pétrolières opérant en Haïti. Ces sociétés privées payaient l’État haïtien sur-le-champ, ce qui lui a permis d’accumuler d’importants surplus. Entre 2008 et 2016, le fonds PetroCaribe a généré plus de 3,8 milliards de dollars américains. Selon l’accord conclu avec le Venezuela, l’argent ainsi accumulé devait être consacré au financement de projets économiques et sociaux dans le pays.3
Un scandale qui mobilise
En 2016 et 2017, deux commissions sénatoriales mises sur pied afin d’enquêter sur des allégations de malversation dans la gestion du fonds PetroCaribe ont chacune rendu leur rapport. Ces deux rapports ont mis en lumière un système ayant permis aux dirigeants du fonds d’échapper à tout contrôle sur la manière d’investir les sommes destinées au développement socio-économique du pays. De multiples irrégularités ont été relevées dans l’octroi de contrats publics et dans la détermination du coût des projets. De nombreux hauts fonctionnaires et politiciens de l’État haïtien ont été éclaboussés par le scandale.
Depuis janvier 2018, plusieurs plaintes ont été déposées par des citoyens afin de porter l’affaire devant la juridiction criminelle du Tribunal de première instance de Port-au-Prince. Le 1er février 2018, parallèlement à cette saisine, le sénat a confié à la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif la responsabilité d’enquêter sur le dossier PetroCaribe.
Le 14 août 2018, le cinéaste haïtien Gilbert Mirambeau Jr a lancé sur Twitter le mot-clic #PetroCaribeChallenge afin de dénoncer la dilapidation du fonds PertroCaribe. Rapidement, une mobilisation virtuelle a vu le jour et le questionnement autour du scandale PetroCaribe est devenu viral sur les réseaux sociaux. Ce mouvement s’est également transposé dans les rues sous la forme de nombreuses manifestations.
Le mouvement n’a cessé de prendre de l’ampleur dans les sphères judiciaire, médiatique et politique. Dans les rues de Port-au-Prince, on peut lire sur de grandes banderoles, sur des affiches et sur les murs « Kot kòb Petwo Karibe a ? ». Le 17 octobre 2018, à l’occasion de la commémoration de l’assassinat de Jean-Jacques Dessalines4, la population est descendue massivement dans les rues de différentes villes du pays afin d’exiger la réponse à cette question désormais incontournable. Bon nombre de manifestants réclamaient par ailleurs la démission du président Jovenel Moïse, dont plusieurs partisans de l’opposition enclins à une récupération politique du mouvement.
Graffitis sur un mur de la rue Capois, à Port-au-Prince. On peut y lire « L’argent ou la corde » et « Où est l’argent PetroCaribe ? ».
Quelques jours plus tard, le premier ministre Jean-Henry Céant annonçait la mise sur pied d’une commission d’enquête indépendante – appuyée par une firme étrangère d’expertise comptable et d’audit – ayant pour rôle « de rechercher la vérité sur la gestion et l’utilisation de ces fonds, [et] d’aboutir à un procès juste et équitable ».
La résolution de cette crise de confiance qui ébranle la société haïtienne est de taille. Plusieurs doutent que le système de justice – en proie avec sous-financement et un manque d’indépendance judiciaire – soit en mesure d’élucider l’affaire et de juger les responsables. Loin de baisser les bras, plusieurs acteurs de la société civile se mobilisent afin de dénouer l’impasse et d’exiger du gouvernement qu’il rende des comptes dans le dossier PetroCaribe.
Sur l’auteur
Samuel Gagnon est conseiller juridique volontaire au sein du projet Accès à la justice et lutte contre l’impunité en Haïti. Ce projet est réalisé avec l’appui d’Affaires mondiales Canada et mené en partenariat avec la Fondasyon Konesans ak Libète (FOKAL) et l’Office de protection du citoyen (OPC).
Références
1 – Le compas (konpa en créole) est un genre musical d’Haïti.
2 – Par l’entremise du Bureau de monétisation des programmes d’aide au développement (BMPAD), responsable de la mise en œuvre dudit accord.
3 – Pour une explication simplifiée, voir https://www.youtube.com/watch?v=5Dq6g8oxF6Y.
4 – Jean-Jacques Dessalines (1758-1806) est un héros de la Révolution haïtienne (1791-1804) et de la lutte anti-esclavagiste ; il fut le premier Empereur d’Haïti (1804–1806).