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19 juin 2025

Alice Hardy rencontre notre partenaire PROMODEF (de gauche à droite : la présidente Oumou Boilly Diallo, la clinicienne juriste Aissata Koita et Sidi Labass Kante, comptable).

Par Alice Hardy 

Conseillère juridique volontaire

 

En mai 2024, j’ai rejoint l’équipe d’Avocats sans frontières Canada au Mali, à titre de conseillère juridique volontaire sur le projet Plurielles. À peine arrivée au bureau d’Avocats sans frontières Canada à Bamako, j’ai été dénommée Alima Diallo.

 

Il s’agit d’une tradition que les collègues maliens ont entreprise pour accueillir le personnel expatrié lors de leur première rencontre d’équipe. À l’époque, j’étais loin de me douter que ce rituel allait révéler l’une des plus belles pratiques culturelles que je connaisse à ce jour, celle du cousinage.

 

Le cousinage à plaisanterie, l’alliance à plaisanterie ou sanankuya en bambara, est une tradition ancienne au Mali . Elle consiste à établir un lien de parenté fictif — mais pris très au sérieux — entre certaines ethnies ou familles (par le patronyme), qui se permettent de se taquiner, de se moquer gentiment, voire se provoquer… sans jamais se fâcher. Ces échanges sont fondés sur la base de stéréotypes dont les potentielles offenses sont neutralisées par leur caractère risible, parfois excessif, mais surtout par leur réciprocité .

 

De quel genre de plaisanteries est-il question ?

 

Ces plaisanteries et ces moqueries peuvent porter sur l’alimentation, l’habillement, la religion, la langue ou encore, la profession ou la vocation de l’Autre. Autrement dit, elles ciblent ses pratiques culturelles — voire ses caractéristiques physiques — qui servent à l’identifier, à le différencier de soi-même ou à l’humilier de manière bienveillante .

 

Ma première véritable rencontre avec cette pratique eut lieu une semaine suivant mon arrivée, lors d’un atelier avec nos partenaires. Comme souvent, un tour de table était organisé pour que chacun se présente. Fidèle à mon nouveau nom, j’ai dit : « N’togo Alima wa N’djamou Diallo » (Mon prénom est Alima et mon nom de famille est Diallo). À peine avais-je terminé que l’un des participants répliqua : « Ah Diallo ! T’as laissé ton troupeau pour venir t’installer en ville ? »

 

Cette plaisanterie faisait référence à la vocation traditionnelle d’éleveur et éleveuse Peul, soit l’ethnie à laquelle le nom Diallo est affilié. Ce genre de plaisanterie est très fréquente et peut se manifester de différentes façons, notamment en qualifiant l’autre d’esclave ou en lui jetant un sort : « je te transforme en … ». Au-delà de ces moqueries, des liens de parenté sont établis : les Traoré sont cousins avec les Diarra et les Koné, les Coulibaly avec les Keïta et les Touré, les Diallo avec les Diakité, les Sangaré et les Sidibé, et ainsi de suite.

 

Le cousinage s’observe également à l’échelle des ethnies : les Peuls sont par exemple cousins avec les Dogons et tous ceux qui sont forgerons, soit une autre vocation traditionnelle associée à certaines familles (Kanté, Doumbia, Bagayoko, etc.) tout comme les Songhaïs sont cousins avec les Dogons tout comme les Dogons et les Bozos.

 

Dans les deux cas, autant pour le cousinage de patronyme qu’entre les ethnies, il est courant de s’appeler « mon fils », « ma fille », « mon frère », « ma sœur », même si aucun véritable lien de parenté n’existe. Lorsque le lien de cousinage est établi, les groupes concernés ont l’obligation culturelle de se taquiner, mais aussi de s’écouter et de s’entraider.

 

De la plaisanterie à la cohésion

 

En plus de ceux mentionnés, d’autres grands groupes ethniques habitent également le territoire malien tels que les Bamanas, les Bwas, les Kassonkés, les Malinkés, les Soninkés les Maures, les Miniankas, les Sénoufos, ou les Sarakholés et les Touaregs . Chacun d’eux possède ses propres coutumes et son histoire, en plus d’appartenir à des groupes linguistiques différents.

 

La diversité ethnoculturelle du Mali est une richesse, mais constitue à certains égards un facteur de tensions. Des événements récents en témoignent : certaines ethnies subissent des violences et de la stigmatisation de la part d’autres ethnies en raison d’un amalgame avec les groupes djihadistes armés . Ces conflits inter et intra-communautaires, surviennent principalement dans le Nord et le Centre du pays, bien que les stigmas se font ressentir à l’échelle nationale.

 

À la lumière de certaines tensions intercommunautaires, il semble curieux que les peuples du Mali puissent partager des échanges comiques sur la base de stéréotype, mais c’est justement là où la fonction sociale de l’humour prend tout son sens : « l’humour et la dérision participent à la création de codes subtils qui permettent d’entrer en relation ». Dans le cadre du cousinage à parenté, cette relation est le lien fictif créé paradoxalement par la reconnaissance de la différence. C’est justement par l’identification de tel ou tel autre interlocuteur comme appartenant à un groupe ethnique distinct que ce mécanisme social est activité. Le cousinage prend tout son sens lorsque l’altérité de l’Autre est explicitement perçue et acceptée.

 

La reconnaissance de l’Autre ainsi que l’expression de caractéristiques humoristiques, qu’elles soient fondées ou pas, participent à réduire le clivage intercommunautaire résultant de facteurs politiques, économiques et sécuritaires. Le sanankuya ou le cousinage à parenté incarne toute la beauté de la jovialité, du partage et de la convivialité propres au vivre-ensemble à la malienne — un modèle dont toute société gagnerait à s’inspirer.

 

Sur l’auteure

 

Alice Hardy est conseillère volontaire en gestion de projet dans le cadre du projet «Renforcer la santé et les droits sexuels et reproductifs au Bénin, Burkina Faso et Mali», communément connu sous le nom de PLURIELLES, mis en œuvre grâce au soutien financier du gouvernement du Canada, par l’entremise d’Affaires mondiales Canada.

 

Sur le projet PLURIELLES

 

Le projet PLURIELLES est mis en œuvre par Santé Monde, Avocats sans frontières Canada et SOCODEVI. La combinaison des expertises de chacune, soit la santé, l’autonomisation économique, le droit et le changement de comportement, permettra un plus grand impact sur les conditions de vie et le bien-être des femmes et des adolescentes en situation de vulnérabilité. Deux millions de Maliennes, Burkinabè et Béninoises devraient bénéficier du projet d’ici 2027.

 

Pour aller plus loin

 

BLANCHARD, Sandrine. Comment endiguer la stigmatisation des Peuls dans le Sahel, 2022, en ligne.

 

Bureau de la Coordination Humanitaire des Nations Unies, Mali : les conséquences de l’insécurité sur les populations civiles suscitent de vives inquiétudes dans le nord et le centre du pays, 2020, en ligne.

 

COULIBALY, Moussa. Malgré la crise sécuritaire, les Maliens restent soudés par un lien fort, 2024, en ligne.

 

SMITH, Étienne. Les cousinages de plaisanterie en Afrique de l’Ouest, entre particularismes et universalismes, 2004, Raisons politiques, no 13(1), 157-169, en ligne.